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  1. 2009/04/11
    쟝 죠레스,1889,1912) 루소의 정치·사회 사상
    tnffo
  2. 2009/04/10
    lettres a Malesherbes (jjr, 4&12 jan.1762)
    tnffo

쟝 죠레스,1889,1912) 루소의 정치·사회 사상

쟝 죠레스가 1889년에 뚤루즈 대학에서 "루소의 정치·사회 사상"이라는 제목 하에 한 강연을 했었고(아마도 프랑스 혁명 100주년 기념 강연이지 않았나 싶은데 잘은 모르겠다), 그 텍스트는 1912년에 <형이상학과 도덕>(사진)이라는 유서깊은 잡지에 실렸다고 한다. 총 11쪽의 짧은 글에서 쟝 죠레스는 루소철학의 대강과 중요한 핵심을 이론과 실천을 병행하는 전문가답게 아주 잘 드러낸 것으로 보여진다: 진정한 민주주의의 건설이 갖는 지난한 여정 같은 것, 등등 (죠레스의 전공과 학위논문 등에 관한 일반정보는 직전 포스트를 참조하라). 아래에 옮기는 인터넷 보급판은 2002년에 베르트랑 지비에르(Bertrand Gibier)라는 고등학교 철학선생 자선가에 의해 만들어졌고, 이 논문에 딸린 모든 주석은 이 사람의 것이라 함(주석에 인용되는 긴 원문들도 유용하다). 이하 보급판을 만든 사람의 간단한 소갯글, 긴 맛뵈기용 죠레스 학위논문 발췌문(박사학위: "감성적 세계의 실재에 대하여"(1892)), 그리고 11쪽 짜리 논문의 전문이다. 

 

Revue de métaphysique et de morale, volume 101, numéro 4, 1996Revue de métaphysique et de morale, numéro 1 : équité et interprétation(견본)

  

출처: http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/Idees_pol_Rousseau.pdf

Jean Jaurès (1912), “ Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau”

 

Note introductive et notes de bas de page ajoutées par Bertrand Gibier, décembre 2002. Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais) Courriel: ertrand.gibier@ac-lille.fr,  Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales",  Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html, Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi. Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi, Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Une édition électronique réalisée à partir de l'article : Jean Jaurès, “ Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau” in Revue de Métaphysique et de Morale, XXe année, n° 3, mai-juin 1912, pp. 371-381. Note introductives et notes de bas de page ajoutées par Bertrand Gibier.

 

Note introductive par Bertrand Gibier, décembre 2002
Lors de sa publication, dans la Revue de Métaphysique et de Morale (longtemps après avoir été prononcé), ce texte était accompagné de la note suivante : « Conférence prononcée le 19 décembre 1889, à la Faculté des lettres de Toulouse, par M. Jaurès, chargé de cours de philosophie, — recueillie par M. Gheusi, professeur à l’Université de Toulouse, député de la Haute-Garonne. M. Jaurès, qui n’a pu revoir cette conférence, a bien voulu nous autoriser à la publier telle quelle. »
À cette époque, Jean Jaurès venait de finir son mandat de député du Tarn. Et après sa défaite aux élections de 1889, Jaurès avait repris son enseignement de philosophie (après des études à l’École normale supérieure où il était entré premier, il avait été reçu troisième à l’agrégation en 1881 juste derrière Bergson) : il fut nommé maître de conférence à l’université de Toulouse (où il avait été auparavant chargé de cours). Sa réélection à la députation pour la circonscription de Carmaux en 1893 marquera la fin de sa carrière universitaire. Dans cette conférence, on sent une parenté d’âme entre Jaurès et Rousseau, parenté seule capable d’éclairer un tel aspect de sa pensée. L’insistance que Jaurès met en effet à rattacher les idées de Rousseau à son sentiment de la nature, n’est pas sans rappeler l’inspiration qui animera sa thèse principale de Jean Jaurès (1912), doctorat d’État que Jaurès soutiendra brillamment en 1892, contre la tendance idéaliste dominante de l’Université d’alors : De la réalité du monde sensible.

« La pensée, d’un mouvement naturel et en dehors même de toute règle et de toute méthode, s’élève, par degrés, des objets les plus particuliers aux conceptions les plus générales. Il y a d’un degré à l’autre une certaine continuité logique, parce que les idées superposées s’enveloppent partiellement les unes les autres, et que l’esprit retrouve, dans les conceptions plus générales, quelques-uns des éléments compris dans les idées moins générales, ou les objets particuliers. Mais, au point de vue purement logique, ce mouvement de l’esprit n’est en quelque sorte qu’un appauvrissement continu, puisqu’il laisse en chemin toutes les déterminations, et qu’arrivé au bout, il n’a retenu qu’une idée, la plus générale, mais aussi, au point de vue logique, la plus vide de toutes, l’idée d’être. Comment se fait-il donc que dans ce mouvement de contemplation l’esprit sente en lui-même, non pas une détresse croissante, mais, au contraire, un enrichissement de joie et d’orgueil ? Comment se fait-il que Platon, ayant longuement familiarisé son âme avec les objets bons et beaux, s’élève, avec un enthousiasme grandissant, jusqu’à cette idée de l’être, qui lui apparaît si belle et si pleine, qu’on se demande si ce n’est pas en elle que l’idée du bon resplendit le mieux ? Cet ignorant de Jean-Jacques s’abandonnait lui aussi, dans les champs et sous les bois, à l’essor spontané de la pensée platonicienne ; il avait fait de l’histoire naturelle tout le jour, il avait ramassé des échantillons minéraux, classé des plantes, étudié des insectes, et peu à peu, le soir venu, il méditait sur tous les rapports qui enchaînaient tous ces êtres, puis tous les êtres ; et sa pensée s’élargissait bien au-delà des vastes horizons du soir jusqu’à l’idée de l’être universel, en qui elle résumait et agrandissait tout ensemble les joies éparses de sa journée. Comment cela est-il possible ?

Comment la pensée, en paraissant se dépouiller, s’enrichit-elle en effet ? C’est que l’idée d’être n’est pas un élément juxtaposé aux choses qu’on en isole par dissection ou analyse ; elle est au fond des choses, ou, plutôt, elle en est le fond. Ni l’âme, ni l’esprit, ni les sens, ne peuvent rien toucher sans toucher à elle. En savourant les parfums, les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a, de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuse réciprocité de service. Si nous ne sentions pas l’être, au fond même des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âme se dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il y a, jusque dans la subtilité du rayon qui se joue, quelque chose de résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléter dans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est que les sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être, leurs plus secrètes vibrations.

Mais, pendant que d’un côté l’être donne ainsi, à toutes les manifestations sensibles, ce commencement d’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres, et cette solidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestations sensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlement mystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âme des belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés, des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsque mon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’à l’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insu les frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà comment l’idée de l’être n’est point vaine : c’est que, s’étant répandue en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dans les parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetés du cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; ses profondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreille n’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêves que l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âme sont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autre forme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plus secrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plage odorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs, mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans son étendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitude mouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et de l’âme. Dirons-nous donc, maintenant, qu’il est une abstraction et non pas une réalité ? » (De la réalité du monde sensible, chapitre VI)

Sans doute, dans son article, Jaurès prend-il la peine de se démarquer de Rousseau et de son pessimisme. Néanmoins, en précisant que sa philosophie politique n’est animée d’aucun ressentiment, d’aucune passion réactive, mais puise ses racines dans son amour pour la nature [1], Jaurès ne donne-t-il pas à reconnaître les sources de son propre socialisme, inspiré, positif, généreux [2] ? 

Toutes les notes accompagnant le texte ont été ajoutées par nous. Bertrand Gibier, Décembre 2002
1 On trouverait chez Rosa Luxembourg un autre exemple d’attachement à la nature ; ses Lettres de la prison en témoignent. Sur cette question, on peut lire l’étude de Marcel Conche publiée dans Présence de la nature (PUF, 2001) : « Rosa Luxembourg : la nature comme réconfort ».
2 Henri Bergson avait écrit la note suivante sur son ancien condisciple : « Jaurès, quand je l’ai connu, était éloquent et généreux. Quand il vint au socialisme, plus tard, je l’avais perdu de vue, mais je suis sûr que ce fut encore par éloquence et générosité. »

 

 


 Revue de Métaphysique et de Morale, XXe année, n° 3, mai-juin 1912, pp. 371-381.

 

“ Les idées politiques et sociales de J.-J. Rousseau ”

par Jean JAURÈS

 

Je ne pourrai pas, en une heure, entrer dans le détail cependant si intéressant des idées politiques et sociales de J.-J. Rousseau. Je serai même obligé, faute de temps, de laisser de côté une partie essentielle de son œuvre, celle qu’E. Quinet [1] considérait comme vitale, celle qui a trait aux rapports de la religion et de l’État, l’institution d’une religion civile. Je dois me borner à indiquer les grands traits des conceptions politiques et sociales de Rousseau, à marquer surtout quel était son état d’esprit et d’âme dans cet ordre de questions. Ce n’est peut-être pas entièrement inutile à notre époque, car l’homme extraordinaire que L. Blanc [2] et G. Sand [1] admiraient, n’est pas très pratiqué par la nouvelle génération politique et littéraire. Il n’en reste guère dans les esprits qu’une vague idée, une notion confuse de républicanisme théorique, de brillants mais dangereux paradoxes, d’incurable misanthropie.

1 Edgar Quinet.

2 Louis Blanc.

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D’abord, si l’on veut bien comprendre le sens profond de l’œuvre politique et sociale de J.-J. Rousseau, il faut se rappeler qu’il n’a commencé que fort tard à écrire, vers la cinquantaine, qu’il s’était nourri jusque-là sans aucune préoccupation d’écrivain, de musique, de fortes et graves lectures [2] et surtout de toutes les images familières ou grandioses de la nature, qu’il aimait les champs, les bois, le ciel changeant. Il avait, sous les arbres, étudié et rêvé, classé des herbes et songé à Dieu. — Puis un beau jour, ou plutôt une belle nuit, il s’endort au bord d’un lac et il se réveille avec la lumière [3]. Rien ne pouvait remplacer dans son cœur sensible la contemplation muette de la nature. Lorsqu’il avait pu échapper aux importuns, qu’il avait tourné un certain angle de mur et qu’il se voyait brusquement en face de la campagne solitaire, il avait des pétillements de joie. Devant un certain site où il se trouvait seul, il s’imaginait être devant un coin de la nature où personne n’avait jamais pénétré, il s’imaginait qu’il l’avait découvert, et que l’innocence intacte des choses souriait à l’innocence retrouvée de la pensée.
Cheminant à pied en France, en Suisse, en Italie, il composait dans son imagination des tableaux, il écrivait dans sa tête des paysages qu’il oubliait devant un horizon nouveau. Qui saura jamais le nombre de chefs-d’œuvre perdus de cet écrivain avide de vie et dédaigneux de gloire ? Eh bien ! Rousseau retenait, probablement à son insu, ces impressions diverses ; et un demi-siècle après, telle circonstance, tel son, telle couleur, tel parfum, tel paysage se traduisaient harmonieusement sous sa plume...  

1 George Sand.
2 « En lisant chaque auteur, je me fis une loi d’adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d’un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis : Commençons par me faire un magasin d’idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n’est pas sans inconvénient, je le sais ; mais elle m’a réussi dans l’objet de m’instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser exactement que d’après autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d’acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans le secours d’autrui. » (Confessions, VI)
3 Rêveries du promeneur solitaire, Ve promenade.
 

 

Un pareil homme, vivant avec la nature, y cherchant l’activité de l’esprit, le pain du cœur, l’oubli des misères sociales, ne peut être le réformateur outré et fiévreux qu’on s’imagine. À vouloir réformer le monde, refaire les gouvernements, bouleverser la société, il aurait fallu y penser sans cesse, et il les fuyait. – Ah ! certes, il y avait pourtant dans une pareille existence, continuée cinquante ans en plein XVIIIe siècle, un germe, un commencement de réforme politique et sociale. Il était impossible à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. Il était impossible à Jean-Jacques, lorsqu’il observait les gouvernements et les sociétés avec son esprit de vie libre, de ne pas constater qu’ils ne reposaient plus sur leurs bases. Les joies, même les plus naïves, soulevaient dans son esprit de terribles questions politiques et sociales. Mais il semblait en redouter, en contenir l’explosion. Il sentait que le combat qu’il fallait livrer, allait bouleverser toute sa vie, et il hésitait, ou tout au moins il attendait. Et si je veux me figurer à cette époque cette pensée faite pour révolutionner le monde, qui le révolutionnera en effet, qui en a sans doute l’inquiet pressentiment, qui tâche de s’arrêter, de se fixer dans sa sérénité première, je la comparerai à ces beaux lacs de la Suisse que Rousseau a tant aimés : on dirait qu’ignorant, l’issue et la pente par où ils se précipitent en fleuves, ils s’enferment en eux-mêmes et que leur joie est de réfléchir les rivages verts et les nuées roses...
C’est ainsi que Jean-Jacques a été réformateur, révolutionnaire malgré lui, et que sa pensée a eu toute sa puissance. En effet, il n’apportait pas au monde les combinaisons arbitraires d’un cerveau inquiet, mais des conclusions naturelles, pleines de vie intérieure, très riches, interprétées par un esprit puissant. Lorsque les esprits entraient dans ses doctrines, qu’ils étaient entraînés par lui, au moment où ils pouvaient hésiter, résister, ils sentaient tout à coup que ses doctrines avaient pour arrière-fond la nature immense, joyeuse et libre. Le point de départ des idées sociales de Rousseau était l’amour du monde naturel ; il arrivait à une source délicieuse, cachée sous bois. En communiquant aux hommes ses joies, il communiquait sa doctrine. Il semblait qu’on ne pût revenir à la nature que par ses études. Danton disait dans sa prison, après les agitations furieuses de sa -vie révolutionnaire : « Que je voudrais voir des arbres ! ». Il y a là une contradiction bizarre que les épris des œuvres de Jean-Jacques n’avaient pas à redouter. Partout dans la doctrine du maître, circule la sève, pénètrent les senteurs des grands bois. Et les hommes qui retrouvaient à la fois la nature et la liberté, s’éprenaient pour l’âme que leur donnait cette révélation, de cette sorte d’adoration qui fut, dans la société vieillie, une grande force de transformation.


Rousseau a encore donné beaucoup d’autorité à ses idées, et notamment au commencement d’idée socialiste qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel. Certes, il a eu de grands défauts, il a eu peut-être des vices ; mais dans sa longue vie de travaux, de pauvreté et de rêveries, s’il a connu l’orgueil, il n’a jamais connu l’envie. Or, s’il y avait eu seulement un peu d’envie dans le premier germe du socialisme français, ce socialisme eût été diminué et discrédité. — C’est Rousseau qui a dit, par une belle application d’une loi physique au monde moral : « l’eau n’agit jamais qu’au niveau de sa source » ; et si ses idées avaient eu leur source dans les bas-fonds de l’envie, elles se fussent depuis longtemps englouties dans la fange de leur origine.
Mais Rousseau, suivant le mot d’un homme d’esprit, n’était pas « un de ces philanthropes à pied pour qui la circulation des voitures était une injure personnelle ». Il plaignait beaucoup de riches, n’en jalousait aucun. Luimême, dans un de ses Dialogues [1] qui sont, avec ses Rêveries, comme son testament moral, dit qu’il a vécu dans un monde idéal où la lumière est plus belle, les sons plus éclatants et plus doux, les couleurs plus vives, les parfums plus exquis. Ce monde est le monde réel, savouré par des sens d’artiste. Pourquoi Rousseau vient-il apparaître, lui aussi, comme un privilégié du bonheur ? C’est pour écarter tout soupçon d’amertume, toute accusation d’envie et de méchanceté. « J’ai été heureux à ma façon, peut-il s’écrier ; ce n’est donc pas pour moi que je réclamais ». — Messieurs, il serait sacrilège de notre part de repousser l’appel de la justice, même lorsqu’il s’y mêlerait parfois l’âpre appel de là souffrance ; mais j’aime qu’il ne se soit pas glissé dans l’œuvre de Rousseau une seule goutte de fiel, un seul ferment de haine, et je voulais d’abord rétablir au profit de celui qui a lutté pour la justice ce premier titre d’honneur [2].
1 Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues.
2 « Un innocent persécuté prend longtemps pour un pur amour de la justice l’orgueil de son petit individu. Mais aussi la véritable source, une fois bien connue, est facile à tarir ou dumoins à détourner. L’estime de soi-même est le plus grand mobile des âmes fières, l’amour-propre, fertile en illusions, se déguise et se fait prendre pour cette estime, mais quand la fraude enfin se découvre et que l’amour-propre ne peut plus se cacher, dès lors il n’est plus à craindre et quoiqu’on l’étouffe avec peine on le subjugue au moins aisément. Je n’eus jamais beaucoup de pente à l’amour-propre, mais cette passion factice s’était exaltée en moi dans le monde et surtout quand je fus auteur, j’en avais peut-être encore moins qu’un autre mais j’en avais prodigieusement. Les terribles leçons que j’ai reçues l’ont bientôt renfermé dans ses premières bornes ; il commença par se révolter contre l’injustice mais il a fini par la dédaigner. En se repliant sur mon âme, en coupant les relations extérieures et qui le rendent exigeant, en renonçant aux comparaisons, aux préférences, il s’est contenté que je fusse bon pour moi ; alors, redevenant amour de moi-même il est rentré dans l’ordre de la nature et m’a délivré du joug de l’opinion. Dès lors j’ai retrouvé la paix de l’âme et presque la félicité ; car, dans quelque situation qu’on se trouve ce n’est que par lui qu’on est constamment malheureux. Quand il se tait et que la raison parle elle nous console enfin de tous les maux qu’il n’a pas dépendu de nous d’éviter. » (Rêveries du promeneur solitaire, VIIIe promenade). Sur la différence entre l’amour de soi et l’amour propre, nous renvoyons à la note XV du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et au deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques : « L’amour-propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu’il voudrait que chacun nous préférât à tout, ce qui ne se peut ; il s’irrite des préférences qu’il sent que d’autres méritent, quand même ils ne les obtiendraient pas ; il s’irrite des avantages qu’un autre a sur nous, sans s’apaiser par ceux dont il se sent dédommagé ».

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Mais ce désintéressement même contribuait à empêcher Rousseau de devenir je ne dis pas un homme d’action, mais un penseur d’action. Il regardait l’humanité, avec sa passion, mais avec sa raison, et il ne croyait guère à la possibilité d’obtenir les transformations profondes exigées par le droit. Chose étrange ! Cet homme, qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès possible de cette Révolution. Dans la dédicace aux magistrats suisses, dans son discours sur l’inégalité, il écrit : « Les peuples, une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de la liberté que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séductions qui ne font qu’aggraver leurs chaînes [1]. ».
Bonaparte, Messieurs, est au bout de ces lignes. — À un autre point de vue, il reprend la même idée dans le contrat social : « La plupart des peuples ainsi que des hommes ne sont dociles que dans leur jeunesse ; ils deviennent incorrigibles en vieillissant. Quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer [2] ». — Mais dans le même chapitre du Contrat social il ajoute ces paroles, qui sont une prévision nette, quoique farouche, de la Révolution : « Ce n’est pas que, comme quelques maladies bouleversent la tête des hommes et leur ôte le souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des États dès époques violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines crises font sur les individus, où l’horreur du passé tient lieu d’oubli, et ou l’État, embrasé par les guerres civiles, renaît pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. »
Dans ces grandes commotions nationales, même si elles sont des commotions de liberté et de justice, Rousseau redoutait les dérèglements des passions mauvaises. Il déplorait dans les temps calmes les usurpations des riches, dans les temps troublés les brigandages des pauvres. Je ne suis pas sûr que pour cet homme concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir. Il a, en termes catégoriques, condamné d’avance le régicide [3] : « le sang d’un homme a plus de prix que la liberté du genre humain ». — Vous voyez que Robespierre a bien fait, pour accomplir en paix son voyage à Ermenonville, d’attendre qu’il n’y eût plus qu’un tombeau... — Et cependant, un siècle après ces paroles de renonciation et de doute, non seulement notre pays a traversé sans sombrer les terribles secousses de la Révolution française ; non seulement il paraît être entré définitivement — et c’est ma foi profonde — dans la liberté ordonnée ; non seulement cette liberté républicaine, que Rousseau ne croyait possible que pour de petits États, est devenue le patrimoine du grand pays de France, mais la France libre, avant d’être entièrement sortie de cette terrible crise, se retourne vers son passé, et par ses historiens, ses poètes, ses orateurs politiques, Quinet, Michelet, Hugo, Gambetta [4], au lieu de rejeter sa longue histoire d’avant la liberté, cherche à renouer par une brillante chaîne ses glorieuses annales et cette liberté qu’elle a conquise, et fait entrer le passé mieux connu que jamais dans sa conscience agrandie. 

1 Discours sur l’inégalité, Dédicace à la République de Genève.
2 Du Contrat social, II, VIII.

3 « En lisant et en méditant Kant, on le prendrait presque pour un philosophe français plein de l’esprit révolutionnaire et se fiant uniquement à la liberté. Mais voilà que réapparaît le type de l’État qui répugne le plus à la philosophie française. Le contrat constitutif de l’État existe dans la raison, mais non dans le temps. Ils se méprennent ceux qui se moquent du contrat primitif, dont a disserté Rousseau, comme si Rousseau avait dit qu’il fut une époque où les hommes, abandonnant l’état de nature élaborèrent et conclurent un pacte social. Théoriquement, mais non historiquement, le contrat est à l’origine de l’État. En effet, aucun homme n’a pu aliéner une parcelle de sa liberté naturelle, si ce n’est par un quasi-assentiment tacite. D’où résulte la conséquence que tous les pouvoirs, par cela même qu’ils existent, s’appuient sur la base dissimulée du contrat. — Lorsque les Français mettent volontiers en regard le droit et le fait, et qu’ils s’efforcent même au prix de changements violents, de conformer les faits et les choses à un certain idéal de droit parfait, Kant reconnaît dans le fait lui-même, parce qu’il est un fait, une certaine forme de droit. Il n’est aucun pouvoir sur terre, quel qu’il soit, qui ne découle du peuple comme de sa source naturelle ; par conséquent tout pouvoir, quel qu’il soit, est légitime par certains côtés. Quand plus tard Hegel dira : Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel ; il ne diffère pas autant du grand et noble Kant, que pourraient le faire croire les premières apparences. C’est pourquoi la rébellion contre les pouvoirs existants est toujours et partout un crime. Puisque matériellement et moralement, la puissance dirigeante tire en quelque sorte son origine du peuple, c’est-à-dire du pouvoir législatif, cette puissance dirigeante est le peuple lui-même, donc, lorsque le peuple s’insurge contre elle, il s’attaque et se détruit lui-même par une horrible contradiction ; toute rébellion est comparable à un suicide. Quand les peuples mettent à mort leur roi, qu’il s’appelle Charles ou Louis, l’intelligence est frappée d’un certain effroi sacré, comme par un crime contre nature. De tels crimes peuvent seulement s’expliquer d’une façon : Les hommes de désordre craignent d’être eux-mêmes livrés au supplice par le roi qu’ils n’auraient pas tué. La conscience frémirait moins d’horreur, si ces scélérats massacraient le roi, comme un chien, sans aucun jugement. Mais l’institution d’un tribunal où le peuple juge le roi, c’est-à-dire où la volonté du peuple juge la volonté du peuple, cela est en vérité une monstruosité. Tel est cet abîme de crimes et de contradictions qu’il apparaît à ses scrutateurs de plus en plus profond et insondable. » (Jean Jaurès, Les Origines du socialisme allemand, II, thèse latine : De primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte, Hegel)

4 Edgar Quinet, Jules Michelet, Victor Hugo, Léon Gambetta.

 

Si bien que si Rousseau s’est trompé, c’est pour n’avoir pas eu assez de confiance. — On traite volontiers cet homme de chimérique : toutes ses erreurs sont de n’avoir pas cru assez à sa chimère. Dans ce manque de foi est la clef de ces apparents paradoxes sur les progrès funestes de la civilisation. S’il avait cru possible de rectifier la société actuelle dans le sens de l’égalité et du bonheur, il aurait beaucoup moins célébré la condition primitive de l’homme. Mais il ne voulait pas que l’humanité eût tout à fait manqué sa vie et voyant le présent mauvais, ne croyant pas l’avenir meilleur, il attribuait l’innocence et la joie à certaines périodes lointaines du développement humain.
Jamais il n’a célébré, sous le nom d’état de nature, la grossièreté première des hommes voisins de l’animalité, et lorsqu’il veut condamner la guerre il la donne comme un prolongement faux de l’état de nature. Il montre que les hommes, en aliénant leur liberté naturelle, ont retrouvé plus qu’ils n’ont donné ; qu’ils ont échangé une manière d’être, précaire contre la sécurité, l’indépendance contre la liberté, la force contre le droit. Même dans le Discours sur l’inégalité des conditions, Rousseau ne propose pas comme idéal la période la plus primitive du développement humain. L’état le meilleur dans le passé, ce n’est pas, suivant ses explications, le pur état de nature, c’est la société naissante. C’est lorsque les hommes ont déjà inventé le langage, fondé la famille, assuré la stabilité du foyer, lorsque l’agriculture, les travaux de la terre ont nécessité la constitution de la propriété individuelle, que les hommes, engagés dans les lieux de la société, déjà robustes mais encore souples, jouissent le plus pleinement des biens naturels et sociaux.
La fameuse phrase de Rousseau sur la propriété n’a pas été très bien comprise. Oui, Rousseau a écrit : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant le pieux ou comblant les fossés eut crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne [1] ! » — Eh bien ! Messieurs, malgré tout cela ; Jean-Jacques ne conteste pas la nécessité de la propriété individuelle à un moment des révolutions humaines. Il n’en conteste pas non plus la légitimité. Aussitôt à la suite de ce passage, il déclare que la constitution de la propriété individuelle était inévitable et qu’elle est légitime lorsqu’elle est fondée, sur le travail. Ce qu’il à voulu dire, c’est que d’abord dans l’institution, dans l’origine de cette propriété individuelle, il y a un mélange de droit et d’usurpation, de force, de hasard et de travail, et ensuite que les hommes n’étaient pas capables d’entourer cette propriété de telles garanties qu’elle ne dégénérât pas en instrument de tyrannie et de spoliation. C’est une force bonne et salutaire en soi, mais qui, insuffisamment maîtrisée, se déchaînera et aboutira aux plus monstrueuses inégalités.

1 Op. cit., IIe partie.

 

C’est là le sens, la clef de toutes les théories de Rousseau sur le développement de la société. Elles peuvent se résumer ainsi : la faiblesse humaine est disproportionnée au progrès humain. Oui, des hommes ont raison d’élever leur âme à Dieu et d’instituer un culte, mais ils ne restent pas maîtres de ces mouvements : les castes privilégiées, les superstitions dégradantes, le fanatisme horrible viennent leur dérober les douceurs premières de la religion. — Oui, les hommes ont raison d’instituer les lois, l’ordre, la paix ; mais les lois, gardiennes du droit, deviennent les gardiennes de l’illégalité, et la paix sociale n’est plus que la dérision de la paix, alors que ce que les hommes avaient voulu, c’est la paix dans la justice. — Oui, les hommes font bien de s’élever de l’instinct à la raison, mais des hardiesses téméraires et des sophismes dangereux font descendre cette raison au-dessous de l’instinct. L’histoire du progrès humain est ainsi unesérie de déceptions. L’homme est un artiste étrange, sublime et inconstant : il crée, il sculpte des statues vivantes, il les anime de son souffle libre, mais ce souffle se refroidit, les puissances de la matière prévalent, le sourire se change en grimace, les lèvres raillent, l’œuvre blesse l’artiste, la chose créée enchaîne le créateur, et Jean-Jacques crie à l’âme humaine : « Garde-toi de créer ! » Mais, Messieurs, le vigoureux esprit de Rousseau lui retraçait pourtant avec tant de relief l’idéal de la liberté politique et de l’égalité sociale que, peu à peu, à son insu même, cet idéal lui apparaissait bientôt comme réel. Aussi dans le Contrat social il se laisse aller beaucoup plus à l’espérance que dans le Discours sur l’inégalité. Il y fait œuvre involontairement mais manifestement utile. Lorsqu’il montrait que le pacte social de la liberté était sans cesse violé par les gouvernements, lorsqu’il montrait que les hommes peuvent reprendre cette liberté de nature, il sapait la base sur laquelle reposait le pouvoir arbitraire, il ouvrait les portes du Droit.  
Rousseau était républicain. Il l’était de patrie, étant né à Genève, il l’était d’âme, car nul n’a mieux compris que lui les joies de la liberté, de l’auguste liberté [1], comme il disait ; il l’était de raison, car selon lui, ou plutôt selon le droit, les hommes ne peuvent aliéner dans l’ordre social leur liberté naturelle qu’à la condition de la retrouver confirmée, élevée par ce même ordre social. Il se peut que les clauses de ce contrat n’aient jamais été exposées, mais partout elles ont été facilement adoptées et reconnues. Tout homme entrant dans l’ordre social doit y trouver l’égalité, en échange de la liberté dont il fait abandon. Il doit y retrouver une part de souveraineté égale à la part de souveraineté d’un autre ; chaque homme est une partie égale du souverain, et l’assemblée des volontés libres constitue effectivement ce souverain. Rousseau a ainsi proclamé à l’avance, sans le nommer, le suffrage universel ; et si les assemblées nationales de la Révolution avaient été plus imprégnées des doctrines de Jean-Jacques, elles n’auraient pas commis la faute mortelle, de diviser la France nouvelle en citoyens actifs et citoyens passifs.

1 Discours sur l’inégalité, Dédicace à la République de Genève.


Rousseau a d’ailleurs le sentiment que le peuple doit avoir une certaine culture d’esprit. Il félicite les magistrats suisses d’avoir su former un peuple qui, par ses lumières et sa raison, est au-dessus des autres, et, citant à ce propos l’exemple de son père, il dit : « Qu’il me soit permis de citer un exemple dont il devrait rester de meilleures traces et qui sera toujours présent à mon cœur. Je ne me rappelle point sans la plus douce émotion la mémoire du vertueux citoyen de qui j’ai reçu le jour et qui souvent entretint mon enfance du respect qui vous était dû. Je le vois encore vivant du travail de ses mains et nourrissant son âme des vérités les plus les sublimes. Je vois Tacite, Plutarque et Grotius mêlés devant lui avec les instruments de son métier [1]. » Et plus loin : « Tels sont ces hommes instruits et sensés dont, sous le nom d’ouvriers et de peuple, on a chez les autres nations des idées si basses et si fausses. » Pour permettre à tous les citoyens de mêler ces deux vies politique et individuelle, Rousseau aurait réclamé pour eux non seulement les lumières, mais aussi les loisirs que le travail manuel ne laisse pas à beaucoup.

1 Id., ibid. De même pour la citation suivante.


Un homme n’a pas le droit d’aliéner sa propre liberté et à plus forte raison celle de ses descendants. L’exercice de la souveraineté est indivisible. On ne peut pas opposer à la légitimité du souverain celle d’un autre pouvoir. Il n’y a pas de compromission possible entre le pouvoir légitime et un autre, pas de collaboration entre l’arbitraire et le droit.
En établissant ces principes, Rousseau condamnait les tentatives hybrides de monarchie constitutionnelle et affirmait la légalité de la démocratie républicaine. Ce n’est pas à dire qu’il veuille aboutir à la confusion des pouvoirs, à l’anarchie. Précisément parce que la souveraineté est indivisible, une fraction du peuple, isolée du reste, ne peut rien. Le règne des factions est une usurpation comme une tyrannie de caste. — Puis, Rousseau distingue profondément, quoiqu’on ait prétendu le contraire, trois pouvoirs : judiciaire, législatif, exécutif. Il n’admet pas que le droit qu’a le souverain de faire les lois lui confère celui de juger : « Sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier sur un point qui n’a pas été réglé par une convention générale et antérieure, c’est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties et le public l’autre... Il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté générale qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties et qui par conséquent n’est pour l’autre qu’une volonté étrangère, particulière, portée en cette occasion à l’injustice et à l’erreur [1]. » Il faut donc que le pouvoir judiciaire soit un pouvoir distinct.
Quant au pouvoir exécutif, qui est si contesté aujourd’hui dans la démocratie française, le théoricien absolu de la démocratie a reconnu non seulement que ce pouvoir devait exister, mais encore qu’il était nécessaire qu’il eût une force propre lorsqu’il a dit : « Il faut à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette en œuvre selon la direction de la volonté générale, qui serve à la communication de l’État et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne publique ce que fait dans l’homme l’union de l’âme et du corps [2]. » Et plus loin : « Le gouvernement est une personne morale douée de certaines facultés. » Et encore « Il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté propre qui tende à sa conservation. »
Dans les petits États, où l’écart entre la volonté du souverain et celle des particuliers ne saurait être très grand, le pouvoir exécutif peut être faible sans danger. Mais dans un grand État, il faut au pouvoir exécutif une très grande force ; et comme, suivant la pensée de Rousseau, le gouvernement se relâche à mesure que le nombre des magistrats s’accroît, il faut qu’une grande démocratie constitue une certaine unité de magistrature. Les Constituantes des États-Unis, quand elles ont assuré au Président de la République une initiative considérable, se sont visiblement inspirées des vues de Jean-Jacques, et je crois qu’aujourd’hui il conseillerait formellement à la démocratie française de donner toute force à son pouvoir exécutif.

1 Contrat social, II, IV.
2 Op. cit., III, I. De même pour les deux citations suivantes.

.

C’est ici que se place la théorie de Rousseau sur le gouvernement parlementaire. Jean-Jacques est beaucoup trop sévère pour ce régime qui est l’essai au moins de la liberté. Il faut donc se rendre compte de la force avec laquelle il le montre comme l’organisation raisonnée de l’asservissement populaire. Il fallait être démocrate comme il l’était pour dénoncer hautement le parlementarisme anglais du XVIIIe siècle, ce jeu d’oligarchies rivales qui donne au peuple seulement la comédie de la souveraineté. J’ajoute que l’école des constitutionnels anglais a été une grande déviation pour notre pays.

Rousseau se rendait compte que la pratique de la souveraineté populaire, comme il l’entendait, avec là ratification constante des lois, était difficile. Il admettait qu’elle n’était pleinement praticable que dans un État très petit, et où les citoyens pouvaient disposer d’une grande somme de loisirs. Telles étaient les Républiques antiques : « Tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ; il était sans cesse assemblé sur la place ; il habitait un climat doux ; il n’était pas avide ; des esclaves faisaient ses travaux. Sa grande affaire était sa liberté [1]. »

1 Op. cit., III, XV.


Messieurs, je ne crois pas, pour ma part, que le problème dans ce qu’il a d’essentiel, c’est-à-dire la participation effective du véritable souverain à l’exercice de la souveraineté, soit insoluble. Ce n’est pas le lieu de discuter sur les moyens de le réaliser. Je voulais seulement vous montrer que Rousseau avait prévu les deux périls qui menacent actuellement notre démocratie : la nation française gouverne trop et ne légifère pas assez. Ce peuple intervient constamment par ses représentants dans la pratique du pouvoir exécutif ; il pèse sur les administrations publiques, faussant leur droiture ; et il est incapable de suivre, de diriger l’élaboration des lois. Dans ces conditions, l’exercice intermittent du pouvoir pourrait livrer la démocratie française à toutes les oligarchies, surtout à l’oligarchie d’argent.

Messieurs, je m’étais proposé, et je vois que cette tâche dépasse mon temps, d’entrer aussi dans le détail des idées sociales de Jean-Jacques. Je vois, à mon grand regret, qu’il m’y faut renoncer pour ce soir, je me bornerai à vous dire que si Jean-Jacques a formulé un système précis d’organisation politique qui contient, rigoureusement exprimés, tous les traits d’une constitution immédiatement applicable, il n’a pas indiqué par quel mécanisme, par quelles mesures pratiques, il comptait faire pénétrer dans les rapports des citoyens plus d’équité, plus de justice. Le problème qu’il s’est posé n’était pas avant tout un problème de propriété, mais bien de souveraineté. Nous pouvons dire qu’aujourd’hui la question de souveraineté est résolue selon le droit ; c’est celle de propriété qui reste à résoudre.

Mais si l’on ne trouve pas dans Jean-Jacques de solution précise, on peut y chercher une inspiration supérieure de justice. Lorsqu’on dit à ceux qui se contentent de prêcher la justice qu’ils devraient indiquer les moyens de la faire entrer dans l’ordre social, on raisonne juste. Mais le premier moyen de réaliser cette réforme, c’est de tomber d’accord sur la nécessité de la faire, et les hommes qui établissent cette convention commencent par là même à la réaliser.
Ah ! je ne me dissimule pas les difficultés qui attendent l’accomplissement de cette deuxième partie de l’œuvre sociale. Je sais qu’aux hommes de bon vouloir il faudra lutter contre l’ignorance dormante et routinière des foules assujetties, contre le discrédit que les démagogues et les charlatans de la démocratie jettent sur les meilleures causes, contre les basses habiletés des bas politiciens. Il faudra lutter contre les pharisiens de la démocratie, qui acceptent tout du droit, à l’exception des sacrifices qu’il commande, qui prétendent ouvrir leur âme à certaines espérances, pourvu qu’elles restent toujours de vagues chansons sous le ciel étoilé, qui veulent bien saluer la Justice lorsqu’elle passe dans les nuées, mais qui l’oppriment dès qu’elle descend sur la terre. Mais nous qui allons chercher dans Jean-Jacques l’inspiration de la justice, nous savons par une expérience qu’il n’avait pas, et qui s’appelle la Révolution française, qu’il ne faut jamais désespérer, et qu’un jour ou l’autre, dans notre pays de France, la grandeur des événements répond à la grandeur de la pensée. (Fin de l’article)

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lettres a Malesherbes (jjr, 4&12 jan.1762)

말제르브(Malesherbes, 1721~94): 프랑스의 법률가, 정치인.

1750년 그의 아버지인 기욤 드 라무아뇽 드 블랑메닐이 대법관으로 승진하자 말제르브는 조세법원 원장과 출판총감이 되었다. 대법관의 임무 중 하나는 언론을 제어하는 것이었고, 말제르브의 아버지는 이 일을 말제르브에게 맡겼다. 18년의 재임기간동안 말제르브는 법률가로서보다는 공직생활에 더 많이 연관되었다. 효율성을 위해서 그는 파리의 문학지도자들과 교류하였으며, 특히 드니 디드로와 많은 교류를 나누었다. 그림 남작 프리드리히 멜키오르는 '말제르브의 도움이 없었다면 《앙시클로페디》(프랑스어: Encyclopédie)는 출판되지 못했을 것'이라고 말하기도 하였다.

1771년부터 말제르브는 정치에 개입, 1775년에는 국무장관: 국민을 국왕의 뜻대로 채포할 수 있는 봉인장(프랑스어: Lettre de cachet)의 남발을 막았다. 프랑스 혁명기에 루이 16세의 변호, 1794년 4월 23일 단두대에서 처형. -한글 위키 발췌-


이런 맥락에서(문학가들과의 교류, 백과전서파 지원) 말제브르(40세)는 1762년 1월에 루소(49세)와도 편지를 주고받은 모양이다. 루소는 수시로 많이 아프고 가난하고 외로운 교외생활을 하면서 저술활동에 전념했고, 이러한 루소의 덜 행복한 처지를 안타깝게 여긴 말제르브가 먼저 루소에게 안부편지를 보낸다. 편지에서 그는 루소의 극도로 민감한 성격과 어두운 침울(멜랑꼴리-melancolie)이 스스로의 삶을 힘들고 불행하게 하는지도 모르겠다는 류의 걱정을 했고, 여기에 대한 루소의 답장이 1월 한달 사이에 네 번이나 이어진다: 1762년 1월 4,12, 26, 28일 (같은 해 4월과 5월에 <사회계약론>과 <에밀>이 출간되니, 아마도 이 네 편의 편지는 두 대작의 탈고도 끝난, 조금은 한가한 시간의 산물이겠다).


이하 네 편의 편지를 2회에 걸쳐 읽어간다, 아니 '편지 읽어주는 남자'를 따라간다. 편지는 결코 짧지도 가볍지도 않다. 약간은 루소의 전기적 요소도 있지만 그 속에는 -늘 그렇듯(그래서 루소의 <고백>은 단순한 자서전이 아니다)- 루소 철학·사상의 단편·단상들이 행간 곳곳에 녹아있다. 핵심 어휘는 내 나름대로 굵은글씨나 밑줄로 강조하고, 이탤릭은 원문에 있는 그대로를 존중한다. (편지 4편 듣기 출처: http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/jean-jacques-rousseau-lettres-a-malesherbes.html

 

 

ROUSSEAU, Jean-Jacques - Lettres à Malesherbes (Livre audio gratuit posté le 29 mars 2007)
Donneur de voix : Augustin Brunault | Durée : 38min (sur 4 lettres)

 

Première lettre (4 janvier 1762).
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Première lettre à M. de Malesherbes

A Montmorency, le 4 janvier 1762

 

J'aurais moins tardé, Monsieur, à vous remercier de la dernière lettre dont vous m'avez honoré si j'avais mesuré ma diligence à répondre sur le plaisir qu'elle m'a fait. Mais, outre qu'il m'en coûte beaucoup d'écrire, j'ai pensé qu'il fallait donner quelques jours aux importunités de ces temps-ci pour ne vous pas accabler des miennes. Quoique je ne me console point de ce qui vient de se passer, je suis très content que vous en soyez instruit, puisque cela ne m'a point ôté votre estime; elle en sera plus à moi quand vous ne me croirez pas meilleur que je ne suis.

 

Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu'on m'a vu prendre depuis que je porte une espèce de nom dans le monde me font peut-être plus d'honneur que je n'en mérite, mais ils sont certainement plus près de la vérité que ceux que me prêtent ces hommes de lettres, qui, donnant tout à la réputation, jugent de mes sentiments par les leurs. J'ai un cœur trop sensible à d'autres attachements pour l'être si fort à l'opinion publique; j'aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité au point qu'ils le supposent. Celui pour qui la fortune et l'espoir de parvenir ne balança jamais un rendez-vous ou un souper agréable ne doit pas naturellement sacrifier son bonheur au désir de faire parler de lui, et il n'est point du tout croyable qu'un homme qui se sent quelque talent et qui tarde jusqu'à quarante ans à se faire connaître soit assez fou pour aller s'ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement pour acquérir la réputation d'un misanthrope.

 

Mais, Monsieur, quoique je haïsse souverainement l'injustice et la méchanceté, cette passion n'est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des hommes, si j'avais en les quittant quelque grand sacrifice à faire. Non, mon motif est moins noble et plus près de moi. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude qui n'a fait qu'augmenter à mesure que j'ai mieux connu les hommes. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi qu'avec ceux que je vois dans le monde, et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j'ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie. Oh ! Monsieur, combien vous vous trompez ! C'est à Paris que je l'étais; c'est à Paris qu'une bile noire rongeait mon cœur, et l'amertume de cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j'ai publiés tant que j'y suis resté. Mais, Monsieur, comparez ces écrits avec ceux que j'ai faits dans ma solitude : ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces derniers une certaine sérénité d'âme qui ne se joue point et sur laquelle on peut porter un jugement certain de l'état intérieur de l'auteur. L'extrême agitation que je viens d'éprouver vous a pu faire porter un jugement contraire; mais il est facile à voir que cette agitation n'a point son principe dans ma situation actuelle, mais dans une imagination déréglée, prête à s'effaroucher sur tout et à porter tout à l'extrême. Des succès continus m’ont rendu sensible à la gloire, et il n'y a point d'homme ayant quelque hauteur d'âme et quelque vertu qui pût penser sans le plus mortel désespoir qu'après sa mort on substituerait sous son nom à un ouvrage utile un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire et de faire beaucoup de mal. Il se peut qu'un tel bouleversement ait accéléré le progrès de mes maux; mais dans la supposition qu'un tel accès de folie m'eût pris à Paris, il n'est point sûr que ma propre volonté n'eût pas épargné le reste de l'ouvrage à la nature.

 

Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes; je l'attribuais au chagrin de n'avoir pas l'esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j'en ai, et, par contre-coup, à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j'y croyais mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j'étais bien sûr, même en disant des sottises, de n'être pas pris pour un sot, quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma ridicule vanité n'en eût osé prétendre, et que malgré cela j'ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j'ai conclu qu'il venait d'une autre cause, et que ces espèces de jouissances n'étaient point celles qu'il me fallait.

 

Quelle est donc enfin cette cause? Elle n'est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune et la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable; tout l'effarouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables. Un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l'intime amitié m'est st chère, parce qu'il n'y a plus de devoirs pour elle. On suit son cœur et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai toujours tant redouté les bienfaits. Car tout bienfait exige reconnaissance; et je me sens le cœur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un devoir. En un mot, l'espèce de bonheur qu'il me faut n'est pas tant de faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n'a rien qui me tente, je consentirais cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu'à faire quelque chose malgré mol; et j'ai cent fois pensé que je n'aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant tenu à rien du tout qu'à rester là.

 

J'ai cependant fait dans ma jeunesse quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais eu pour but que la retraite et le repos dans ma vieillesse, et comme ils n'ont été que par secousse, comme ceux d'un paresseux, ils n'ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m'ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c'était une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrais pas, j'ai tout planté là et je me suis dépêché de jouir. Voilà, Monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite à laquelle nos gens de lettres ont été chercher des motifs d’ostentation qui supposent une constance ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractère naturel.

 

Vous me direz, Monsieur, que cette indolence supposée s'accorde mal avec les écrits que j'ai composés depuis dix ans, et avec ce désir de gloire qui a dû m'exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre qui m'oblige à prolonger ma lettre, et qui, par conséquent, me force à la finir. J'y reviendrai, Monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas, car dans l'épanchement de mon cœur je n'en saurais prendre un autre. Je me peindrai sans fard et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me vois, et tel que je suis, car, passant ma vie avec moi, je dois me connaître, et je vois par la manière dont ceux qui pensent me connaître interprètent mes actions et ma conduite qu'ils n'y connaissent rien. Personne au monde ne me connaît que moi seul. Vous en jugerez quand j'aurai tout dit.

 

Ne me renvoyez point mes lettres, Monsieur, je vous supplie. Brûlez-les, parce qu'elles ne valent pas la peine d'être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grâce, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchesne. S'il fallait effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y aurait trop de lettres à retirer, et je ne remuerais pas le bout du doigt pour cela. A charge et à décharge, je ne crains point d'être vu tel que je suis. Je connais mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela je mourrai plein d'espoir dans le Dieu Suprême, et très persuadé que, de tous les hommes que j'ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi.

 

 

Deuxième lettre (12 janvier 1762).
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Deuxième lettre à M. de Malesherbes

A Montmorency, le 12 janvier 1762

 

Je continue, Monsieur, à vous rendre compte de moi, puisque j’ai commencé; car ce qui peut m'être le plus défavorable est d'être connu à demi; et puisque mes fautes ne m'ont point ôté votre estime, je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter.

 

Une âme paresseuse qui s'effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter et sensible à l'excès à tout ce qui l'affecte semblent ne pouvoir s'allier dans le même caractère, et ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant, je la sens, rien n'est plus certain, et j'en puis du moins donner par les faits une espèce d'historique qui peut servir à la concevoir. J'ai eu plus d'activité dans l'enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout m'a de bonne heure jeté dans la lecture. A six ans Plutarque me tombe sous la main, à huit je le savais par cœur; j'avais lu tous les romans, ils m'avaient fait verser des seaux de larmes avant l'âge où le cœur prend intérêt aux romans. De là se forma dans le mien ce goût héroïque et romanesque qui n'a fait qu'augmenter jusqu'à présent, et qui acheva de me dégoûter de tout, hors de ce qui ressemblait à mes folies. Dans ma jeunesse que je croyais trouver dans le monde les mêmes gens que j'avais connus dans mes livres, je me livrais sans réserve à quiconque savait m'en imposer par un certain jargon dont j'ai toujours été la dupe. J'étais actif parce que j'étais fou, à mesure que j'étais détrompé je changeais de goûts, d'attachements, de projets, et dans tous ces changements je perdais toujours ma peine et mon temps parce que je cherchais toujours ce qui n'était point. En devenant plus expérimenté j'ai perdu à peu près l'espoir de le trouver, et par conséquent le zèle de le chercher. Aigri par les injustices que j'avais éprouvées, par celles dont j'avais été le témoin, souvent affligé du désordre où l'exemple et la force des choses m'avaient entraîné moi-même, j'ai pris en mépris mon siècle et mes contemporains; et sentant que je ne trouverais point au milieu d'eux une situation qui pût contenter mon coeur, je l'ai peu à peu détaché de la société des hommes, et je m'en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m'a d'autant plus charmé que je la pouvais cultiver sans peine, sans risque et la trouver toujours sûre et telle qu'il me la fallait.

 

Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même et des autres, je cherchais inutilement à rompre les liens qui me tenaient attaché à cette société que j'estimais si peu, et qui m'enchaînaient aux occupations le moins de mon goût par des besoins que j'estimais ceux de la nature, et qui n'étaient que ceux de l'opinion. Tout à coup un heureux hasard vint m'éclairer sur ce que j'avais à faire pour moi-même, et à penser de mes semblables sur lesquels mon cœur était sans cesse en contradiction avec mon esprit, et que je me sentais encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. Je voudrais, Monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singulière époque et qui me sera toujours présent quand je vivrais éternellement.

 

J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes; j'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentèrent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçois tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j'en répandais. Oh ! Monsieur, si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d'heure m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier Discours, celui sur l'Inégalité et le Traité de l'éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, e:t il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la Prosopopée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensais le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès et les critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de bon dans la carrière. Avais-je quelque vrai talent pour écrire ? Je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé. Ainsi c'est peut-être un retour caché d'amour-propre qui m'a fait choisir et mériter ma devise, et m'a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j'ai pris pour elle. Si je n’avais écrit que pour écrire, je suis convaincu qu'on ne m’aurait jamais lu.

 

Après avoir découvert ou cru découvrir dans les fausses opinions des hommes la source de leurs misères et de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avait que ces mêmes opinions qui m'eussent rendu malheureux moi-même, et que mes mai1x et mes vices me venaient bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le même temps, une maladie dont j'avais dès l'enfance senti les premières atteintes s'étant déclarée absolument incurable malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n'ai pas été longtemps la dupe, je jugeai que, si je voulais être conséquent et secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l'opinion, je n'avais pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, et je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici, avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parce qu'il n'y a que moi seul qui sache quels obstacles j'ai eus et j'ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé, mais si j'estimais seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verrait donner une deuxième secousse et remonter tout au moins à mon premier niveau pour n'en plus guère redescendre. Car toutes les grandes épreuves sont faites et il est désormais démontré pour moi par l'expérience que l'état où je me suis mis est le seul où l'homme puisse vivre bon et heureux, puisqu'il est le plus indépendant de tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage dans la nécessité de nuire à autrui.

 

J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits a beaucoup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il faut être cru bon auteur pour se faire impunément mauvais copiste et ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre au mot sur l'autre, et peut-être cela m'aurait-il mortifié: car je brave aisément le ridicule, mais je ne supporterais pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est bien compensé par tous les inconvénients attachés à cette même réputation, quand on n'en veut point être esclave, et qu'on veut vivre isolé et indépendant. Ce sont ces inconvénients en partie qui m'ont chassé de Paris, et qui, me poursuivant encore dans mon asile, me chasseraient très certainement plus loin pour peu que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande ville était ces foules de prétendus amis qui s'étaient emparés de moi, et qui, jugeant de mon cœur par les leurs, voulaient absolument me rendre heureux à leur mode et non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce temps-là.

 

Libre ! Non, je ne le suis point encore. Mes derniers écrits ne sont point encore imprimés, et, vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n'espère plus survivre à l'impression du recueil de tous : mais si, contre mon attente, je puis aller jusque-là et prendre une fois congé du public, croyez, Monsieur, qu'alors je serai libre ou que jamais homme ne l'aura été. O utinam ! O jour trois fois heureux ! Non, il ne me sera pas donné de le voir.

 

Je n'ai pas tout dit, Monsieur, et vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grâce; pour recopier ces longs fatras il faudrait les refaire et en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai sûrement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas moins à me reposer et mon état ne me permet pas d'écrire longtemps de suite.

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