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Macherey,90) De Canguilhem à C.~ Foucault

죠져 깡귈렘(G. Canguilhem, 1904~1995)은, 직전의 마셔레(Pierre Macherey) 글목록 코너에서 봤듯이, 마셔레가 스피노자 다음으로 가장 많이 다룬 작가이다. 주지하다시피, 들뢰즈(1925-95),푸코(1926-84)를 비롯하여 마셔레(1938-), 발리바르(1942-), 르꾸르(D. Lecourt,1944~; qsj-GC 저자)등 대부분의 대가들이 깡귈렘에게서 배웠다고 한다. 깡귈렘이 1971년(1955~)까지 소르본느에 머물렀다고 하니, 60년대의 청년 마셔레-발리바르 등은 에꼴노르말의 알튀세르(1918-90)에게서 정치철학-스피노자를 배우고, 동시에 소르본느의 깡귈렘에게서는 과학-인식론을 접하는 행운을 얻었던 것. 고로 '깡귈렘 공부하기'는 후발주자들을 이해하는 바탕이 되겠다는 취지에서, 마셔레의 1990년 논문 한 편을 맛뵈기로 읽어본다. 총 9쪽의 짧은 논문의 제목은 "깡귈렘에서 푸코를 관통한 깡귈렘까지"(De Canguilhem à Canguilhem en passant par Foucault) 이고, 여기서 마셔레는...... [마셔레의 창고는 너무 넓고 빡빡해서 글을 읽기가 불편한고로 퍼다가 읽는다; 밑에는 깡귈렘 자신의 58년 논문인 "심리학이란 무엇인가"를 링크만 걸어 둔다.]

 

 

De Canguilhem à Canguilhem en passant par Foucault

PIERRE MACHEREY

 

 

 

[in : Georges Canguilhem, philosophes et historien des sciences, colloque 1990,

Bibliothèque du Collège international de philosophie, éd. Albin-Michel, p. 286-294]

 

 

 

Indépendamment des considérations personnelles et particulières qui conduisent à rapprocher les démarches théoriques de G. Canguilhem et de M. Foucault, une telle comparaison se justifie surtout par une raison de fond : ces deux pensées se sont développées autour d’une réflexion consacrée au problème des normes ; réflexion, au sens fort de l’expression, philosophique, même si elle a été directement associée chez ces deux auteurs à l’exploitation de matériaux empruntés à l’histoire des sciences biologiques et humaines et à l’histoire politique et sociale. D’où cette interrogation commune qui, en termes très généraux, pourrait être ainsi formulée : pourquoi l’existence humaine est-elle confrontée à des normes ? D’où celles-ci tirent-elles leur pouvoir ? Et dans quelle direction orientent-elles ce pouvoir ?

 

Chez G. Canguilhem, ces questions se nouent autour du concept de « valeurs négatives », retravaillé à partir de Bachelard. Ce point est exemplairement éclairé par la conclusion de l’article « Vie » de l’Encyclopœdia Universalis, qui, à partir d’une référence à la pul­sion de mort, énonce cette thèse : la vie ne se fait connaître, et reconnaître, qu’à travers les erreurs de la vie qui, en tout vivant, révèlent son constitutif inachèvement. Et c’est pourquoi le pouvoir des normes s’affirme au moment où il bute, et éventuellement trébuche, sur ces limites qu’il ne peut franchir et vers lesquelles il est ainsi ramené indéfiniment. Dans ce sens, avant de citer longuement Bor­gès, G. Canguilhem pose la question : « La valeur de la vie, la vie comme valeur, ne s’enracinent-elles pas dans la connaissance de son essentielle précarité ? »

Les problèmes qui sont ainsi en jeu seront ici ramenés dans un cadre étroitement délimité, à partir d’une lecture parallèle des deux ouvrages de G. Canguilhem et de M. Foucault qui abordent précisément cette question : le rapport intrinsèque de la vie à la mort, ou du vivant au mortel, tel qu’il s’éprouve à partir de l’expérience clinique de la maladie. Rappelons brièvement pour commencer dans quel espace chronologique se déploie cette confrontation : en 1943, G. Canguilhem publie sa thèse de médecine Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique ; en 1963, « vingt ans après », il fait paraître dans la collection « Galien », consacrée à l’histoire et à la philosophie de la biologie et de la médecine, qu’il dirige aux Presses Universitaires de France, le second grand ouvrage de M. Foucault après l’Histoire de la folie : Naissance de la clinique ; la même année, il donne à la Sorbonne un cours sur les nor­mes, préparant la réédition, en 1966, de l’Essai de 1943, assorti de Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique. Reprenons les étapes successives de ce parcours.

 

 

L’Essai de 1943 oppose la perspective objectivante d’une biolo­gie positiviste, alors exemplairement représentée à travers les travaux de Claude Bernard, à la réalité effective de la maladie : celle-ci ayant essentiellement valeur d’un problème posé à l’individu et par l’individu, à l’occasion des ratés de sa propre existence, problème pris en charge par une médecine qui n’est pas d’abord une science, mais un art de la vie, éclairé par la conscience concrète de ce problème considéré en tant que tel, indépendamment des tentatives de solutions qui entreprennent de l’annuler.

Toute cette analyse tourne autour d’un concept central : celui du « vivant », sujet d’une « expérience » – cette notion se retrouve tout au long de l’Essai – à travers laquelle il est exposé, de manière intermittente et permanente, à la possibilité de la souffrance et plus généralement du mal vivre. Dans cette perspective, le vivant repré­sente simultanément deux choses : il est d’abord l’individu ou l’être vivant, appréhendé dans sa singularité existentielle, telle que la révèle de manière privilégiée le vécu conscient de la maladie ; mais il est aussi ce qu’on pourrait appeler le vivant du vivant : ce mouvement polarisé de la vie qui, dans tout vivant, le pousse à développer au maximum ce qu’il est en lui d’être ou d’exister. Dans ce dernier aspect, on peut sans doute retrouver une inspiration bergsonienne ; mais on pourrait également y voir, bien que G. Can­guilhem n’évoque pas lui-même l’éventualité d’un tel rapprochement, l’ombre portée par le concept spinoziste de « conatus ».

 

Ce vivant se qualifie par le fait qu’il est porteur d’une « expé­rience », qui se présente elle-même simultanément sous deux formes : une forme consciente et une forme inconsciente. La première partie de l’Essai, en opposition aux démarches du biologiste qui tend à en faire un objet de laboratoire, insiste surtout sur le fait que le malade est un sujet conscient, s’employant à exprimer ce que lui fait ressentir son expérience en déclarant son mal à travers la leçon vécue qui le lie au médecin ; dans ce sens, G. Canguilhem écrit, en référence aux conceptions de R. Leriche : « Nous pensons qu’il n’y a rien dans la science qui n’ait d’abord apparu dans la conscience, et... que c’est le point de vue du malade qui est au fond le vrai. » (Le Normal et le Pathologique, p. 53 – Le Normal et le Pathologique de G. Canguilhem est ici cité d’après l’édition de 1966, reproduite en 1988 par les PUF dans la série Quadrige. Naissance de la clinique de M. Foucault est cité d’après l’édition originale de 1963 (coll. Galien, PUF)). Mais la seconde partie de l’Essai reprend la même analyse en l’approfondissant, ce qui conduit à enraciner l’expé­rience du vivant dans une région située en deçà ou aux limites de la conscience, là où s’affirme, à l’épreuve des obstacles qui s’oppo­sent à son complet épanouissement, ce qu’on vient d’appeler le vivant du vivant, et que G. Canguilhem désigne aussi comme étant « l’effort spontané de la vie » (Ibidem, p. 77), effort spontané donc antérieur, et peut-être extérieur, à sa réflexion consciente : « Nous ne voyons pas comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas en quelque façon en germe dans la vie. » (Idem). En germe, c’est-à-dire sous la forme d’une promesse qui s’avère surtout comme telle dans les cas où il apparaît qu’elle ne peut être tenue.

La mise en valeur de cette « expérience », avec ses deux dimen­sions consciente et inconsciente, conduit, à l’opposé de l’objectivisme propre à une biologie positiviste volontairement ignorante des valeurs de la vie, à cette conclusion : « Il nous semble que la physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal, c’est de reconnaître l’originale normativité de la vie. » (Le Normal et le Pathologique, p. 116). Ce qui signifie que, les normes n’étant pas des don­nées objectives, et comme telles directement observables, les phénomènes auxquels elles donnent lieu ne sont pas ceux, statiques, d’une « normalité », mais ceux, dynamiques, d’une « normativité ». On voit que le terme «expérience » trouve ici encore un nouveau sens : celui d’une impulsion qui tend vers un résultat sans avoir la garantie de l’atteindre ou de s’y maintenir; c’est l’être erratique du vivant, sujet à une infinité d’expériences, ce qui, dans le cas du vivant humain, est la source positive de toutes ses activités.

 

Ainsi est renversée la perspective traditionnelle concernant le rapport de la vie et des normes : ce n’est pas la vie qui est soumise à des normes, celles-ci agissant sur elle de l’extérieur; mais ce sont les normes qui, de manière complètement immanente, sont produites par le mouvement même de la vie. Telle est la thèse centrale de l’Essai : il y a une essentielle normativité du vivant, créateur de normes qui sont l’expression de sa constitutive polarité. Ces nor­mes rendent compte du fait que le vivant n’est pas réductible à une donnée matérielle mais qu’il est un possible, au sens d’une puis­sance, c’est-à-dire une réalité qui se donne d’emblée comme inachevée parce qu’elle est confrontée par intermittence aux risques de la maladie, et à celui de la mort en permanence.

 

Lire Naissance de la clinique, le livre publié en 1963 par M. Foucault sous l’autorité de G. Canguilhem, après l’Essai de 1943, c’est faire le constat d’une communauté de vues n’excluant pas la différence, voire l’opposition des points de vue. Ces deux ouvrages critiquent la prétention d’objectivité du positivisme biologique sur ses deux bords. On vient de voir que G. Canguilhem avait effectué cette critique en s’engageant du côté de l’expérience concrète du vivant, et avait été ainsi amené à ouvrir une perspective qu’on pourrait dire pénoménologique sur le jeu des normes, saisi au point où il est issu de l’essentielle normativité de la vie.

Or, à la considération de cette origine essentielle, M. Foucault substitue celle d’une « naissance » historique, précisément située dans le développement d’un processus social et politique : il est ainsi amené à procéder à une « archéologie » – le contraire d’une phénoménologie – des normes médicales, vues du côté du médecin, et même, en arrière de celui-ci, du côté des institutions médicales bien plus que de celui du malade, qui paraît ainsi le grand absent de cette Naissance de la clinique. De cette manière est expliqué le déploiement d’un espace médical où la maladie est soumise à un « regard » à la fois normé et normant, qui décide des conditions de la normalité en se soumettant à celles d’une normativité commune

« La médecine ne doit plus seulement être le corpus des techniques de la guérison et du savoir qu’elles requièrent ; elle enveloppera aussi une connaissance de l’homme en santé, c’est-à-dire à la fois une expérience de l’homme non malade et une définition de l’homme modèle. Dans la gestion de l’existence humaine, elle prend une posture normative, qui ne l’autorise pas simplement à distribuer des conseils de vie sage, mais la fonde à régenter les rapports physiques et moraux de l’individu et de la société où il vit. » (Naissance de la clinique, p. 35).

On dirait que le vivant a cessé d’être le sujet de la normativité pour n’en devenir plus que le point d’application, si M. Foucault n’effaçait pratiquement de ses analyses toute référence à cette notion de vivant, aussi rare dans Naissance de la clinique qu’elle est fréquente dans l’Essai de 1943. C’est à ce prix que peut être présentée une genèse de la normalité, au double sens d’un modèle épistémologique, réglant les connaissances, et d’un modèle politi­que, régissant les comportements.

Le concept d’« expérience » revient aussi souvent dans les analyses de M. Foucault que dans celles de G. Canguilhem ; mais, en rap­port avec l’exigence formulée par M. Foucault de « prendre les choses dans leur sévérité structurale » (Ibidem, p. 138), ce concept reçoit une signification tout à fait différente. Il ne s’agit plus d’une expérience du vivant, à tous les sens que peut prendre cette expression, mais d’une expérience historique, à la fois anonyme et collective, d’où se dégage la figure complètement désindividualisée de la clinique. Ainsi, ce que M. Foucault appelle « l’expérience clinique » procède simultanément à plusieurs niveaux : elle est ce qui permet au médecin de perfectionner son expérience, en se mettant par l’intermédiaire de l’observation (le « regard médical ») au contact de l’expérience, et ceci dans le cadre institutionnel qui détermine une expérience socialement reconnue et contrôlée. Dans la phrase qui précède, le terme « expérience » intervient en trois positions et avec des significations différentes : la corrélation de ces positions et de ces significations définit précisément la structure de l’expérience clinique.

C’est le triangle de l’expérience : à un sommet, le malade occupe la place de l’objet regardé ; à un autre sommet, on trouve le médecin, membre d’un « corps », le corps médical, reconnu compétent pour devenir le sujet du regard médical ; et, enfin, la troisième posi­tion est celle de l’institution qui officialise et légitime socialement le rapport de l’objet regardé au sujet regardant. On voit donc que le jeu du « dit » et du « vu » à travers lequel se noue une telle « expérience » passe par-dessus le malade et le médecin lui-même, pour réaliser cette forme historique a priori qui anticipe sur le vécu concret de la maladie en lui imposant ses propres modèles de recon­naissance.

Cette analyse diffère profondément, et même peut-être diverge, par rapport à celle présentée par G. Canguilhem dans son Essai de 1943. Et pourtant, d’une manière qui peut paraître inattendue, elle débouche sur des conclusions assez voisines. Car l’expérience clinique telle qu’elle vient d’être caractérisée, en même temps qu’elle offre au malade une perspective de survie en le rétablissant dans un état normal dont elle définit elle-même les critères, ceux-ci n’étant qu’après coup validés par les constructions du savoir objec­tif, le confronte au risque et à la nécessité d’une mort qui apparaît alors comme le secret ou la vérité de la vie, sinon comme son principe. C’est la leçon de Bichat, exposée dans le chapitre 8 de Nais­sance de la clinique, que G. Canguilhem a souvent citée.

 

 

C’est donc la structuration historique de l’expérience clinique qui établit la grande équation du vivant et du mortel : elle insère les processus morbides dans un espace organique dont la représentation est précisément informée par les conditions qui promeuvent cette expérience ; et ces conditions, en raison de leur historicité même, ne sont pas réductibles à une nature biologique immédiatement donnée en soi, comme un objet offert en permanence à une connais­sance dont les valeurs de vérité seraient de ce fait inconditionnées.

C’est pourquoi « il faut laisser aux phénoménologies le soin de décrire en termes de rencontre, de distance ou de « compréhension » les avatars du couple médecin-malade... Au niveau originaire s’est nouée la figure complexe qu’une psychologie, même en profondeur, n’est guère capable de maîtriser ; depuis l’anatomie patho­logique, le médecin et le malade ne sont plus deux éléments corrélatifs et extérieurs, comme le sujet et l’objet, le regardant et le regardé, l’oeil et la surface; leur contact n’est possible que sur le fond d’une structure où le médical et le pathologique s’appartiennent de l’intérieur dans la plénitude de l’organisme... Le cadavre ouvert et extériorisé, c’est la vérité intérieure de la maladie, c’est la profondeur étalée du rapport médecin-malade » (Idem).

Dans les conditions qui rendent possible l’expérience clinique, la mort, et avec elle aussi la vie, cesse d’être un absolu ontologique ou existentiel, et simultanément elle acquiert une dimension épistémologique : si paradoxal que cela puisse paraître, elle « éclaire » la vie.

« C’est du haut de la mort qu’on peut voir et analyser les dépendances organiques et les séquences pathologiques. Au lieu d’être ce qu’elle avait été si longtemps, cette nuit où la vie s’efface, où la maladie se brouille, elle est douée désormais de ce grand pouvoir d’éclairement qui domine et met à jour à la fois l’espace de l’organisme et le temps de la maladie. » (Naissance de la clinique, p. 145).

Remarquons-le, c’est ici, à propos de Bichat, qu’apparaît, en vue d’en relativiser le contenu, une des très rares références que fait Naissance de la clinique à la notion de « vivant » :

« L’irréductibilité du vivant au mécanique et au chimique n’est que seconde par rapport à ce lien fondamental de la vie et de la mort. Le vitalisme apparaît sur fond de ce mortalisme. » (Ibidem, p. 144).

Pour cette raison, décomposer cette expérience clinique en révé­lant la structure qui la supporte, c’est aussi exposer les règles d’une sorte d’art de vivre, en rapport avec tout ce qui est compris sous les notions de santé et de normalité, celles-ci n’ayant plus rien à voir avec la représentation de ce que G. Canguilhem appellerait lui-même une « innocence biologique ». Et on pourrait voir ici l’esquisse de ce que, dans ses derniers écrits, M. Foucault appel­lera « esthétique de l’existence », en vue de faire comprendre com­ment on se joue des normes en jouant avec elles, c’est-à-dire en les faisant fonctionner, et en ouvrant du même coup la marge d’ini­tiative que libère leur « jeu ». Cet art de vivre suppose, de la part de celui qui l’exerce, qu’il se sache mortel et qu’il apprenne à mou­rir : cette idée, M. Foucault l’a aussi développée, la même année 1963, dans son ouvrage sur Raymond Roussel, où l’expérience du langage a pris en quelque sorte la place de l’expérience clinique.

 

En 1963, en même temps qu’il lit le livre de M. Foucault, G. Canguilhem se relit lui-même, et prépare ses Nouvelles réflexions qui seront publiées trois ans plus tard. Dans ce dernier texte, G. Can­guilhem ne cesse d’insister sur le fait qu’il ne voit aucune raison de revenir sur les thèses qu’il avait soutenues en 1943 pour les infléchir ou les écarter. Mais s’il en est réellement ainsi, comment expli­quer la nécessité de présenter ces réflexions, dans lesquelles il faut bien que se fasse jour aussi quelque chose de « nouveau » ?

Or leur nouveauté tient d’abord au fait que ces réflexions repo­sent la question des normes en la déplaçant sur un autre terrain, qui élargit considérablement le champ de fonctionnement des normes. Pour le dire très sommairement, cet élargissement procède du vital vers le social. D’où cette question qui se trouve en fait au centre des Nouvelles réflexions : l’effort de penser la norme sur fond de normativité plutôt que sur fond de normalité, qui avait caractérisé l’Essai de 1943, peut-il être étendu du vital au social, en particulier lorsque sont pris en compte tous les phénomènes de normalisation concernant le travail humain et les produits de ce travail ?

La réponse à cette question serait globalement négative en raison de l’impossibilité démontrée par G. Canguilhem d’inférer du vital au social, c’est-à-dire d’aligner le fonctionnement d’une société en général, en tant que porteuse d’un projet de normalisation, sur celui d’un organisme. Dans cette argumentation, on peut voir une résurgence du débat traditionnel entre finalité interne et finalité externe. Est-ce à dire qu’il faudrait distinguer radicalement deux types de normes, en renvoyant dos à dos le vital et le social?

Or, à cette dernière question, on répondra aussi par la négative, essentiellement pour deux raisons. D’abord les Nouvelles réflexions soulignent le fait que les normes vitales, dans le monde de l’homme tout au moins – et l’homme n’est-il pas l’être qui tend à faire rentrer toutes choses dans son monde propre ? – ne sont pas l’expres­sion d’une « vitalité » naturelle, de fait abstraite parce que strictement cantonnée dans son ordre, alors que ces normes expriment un effort en vue de dépasser cet ordre, effort qui n’a de sens que parce qu’il est socialement conditionné. D’autre part, les Nouvelles réflexions dégagent aussi l’idée d’une normativité sociale, procédant par « invention d’organes » (Le Normal et le Pathologique, p. 189), au sens technique du terme invention. Ceci suggère la nécessité de retourner le rapport du vital au social : ce n’est pas le vital qui impose son modèle indépassable au social, comme voudraient le faire croire les métaphores de l’organicisme; mais c’est plutôt, dans le monde humain, le social qui tire le vital en avant de lui-même, ne serait-ce que parce que l’un des « organes » qui ressort de son « invention » est la connaissance du vital lui-même, connaissance qui est sociale dans son principe.

 

 

Penser les normes et leur action, c’est donc réfléchir un rapport du vital et du social qui ne soit pas réductible à un déterminisme causal unilatéral. Ceci évoque le statut très particulier du concept de « connaissance de la vie » chez G. Canguilhem, qui s’en est servi, on le sait, pour intituler l’un de ses livres. Ce concept correspond simultanément à la connaissance qu’on peut avoir au sujet de la vie considérée comme un objet, et à la connaissance que produit la vie qui, en tant que sujet, promeut l’acte de la connaissance et lui confère ses valeurs. C’est dire que la vie n’est ni totalement objet ni totalement sujet, pas plus qu’elle n’est tout à fait conscience intentionnelle, ni non plus matière à oeuvrer, inconsciente des impulsions qui la travaillent. Mais la vie est puissance, c’est-à-dire, comme on l’a dit pour commencer, inachèvement : et c’est pourquoi elle ne s’éprouve qu’en se confrontant à des « valeurs négatives ».

A la fin des Nouvelles réflexions, on peut lire ceci : « C’est dans la fureur de la culpabilité comme dans le bruit de la souffrance que l’innocence et la santé surgissent comme les termes d’une régres­sion impossible autant que recherchée. » (Ibidem, p. 180). Cette phrase, peut-être M. Foucault aurait-il pu l’écrire pour illustrer les inévitables mythes de la normalité : ces mythes qui, à travers leur expression idéalisée, ne parlent de rien d’autre que de la souffrance et de la mort, c’est-à-dire de la menace qui rappelle tout vivant à soi, à la fois à son individualité de vivant, et à son vivant de vivant.

 

 

 

Georges Canguilhem, 1958) Qu’est-ce que la psychologie ?

I. La psychologie comme science naturelle
II. La psychologie comme science de la subjectivité
   A – La physique du sens externe –
   B – La science du sens interne –
   C - La science du sens intime -
III. La psychologie comme science des réactions et du comportement

 

* Conférence prononcée le 18 décembre 1958 au Collège philosophique à Paris. Parue dans Revue de Métaphysique et de Morale, n°1, 1958, Paris. http://www.psychanalyse.lu/articles/CanguilhemPsychologie.htm

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