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  1. 2009/04/22
    Macherey,2002) Descartes...(1)
    tnffo

Macherey,2002) Descartes...

직전 포스트에서 홉스에 대해 약간의 언급을 하다보니 갑자기 데카르트가 생각났고, 어디선가 마셔레(P. Macherey)가 데카르트에 대해 쓴 글이 또한 기억나서 까먹기 전에 옮겨다 둔다. 1987년에 A. Glucksman이라는 사람이 쓴  <데카르트, 그것은 프랑스다>(그림) 라는 책에 대하여 2002년에 마셔레가 풀어놓은 비판이다. "아닙니다, 데카르트는 프랑스가 아닙니다"라는 마지막 문장을 이해시키기 위해 마셔레가 펼치는 아주 꼼꼼하고 질긴 논변이 엄청 열정적이다(늘 그렇지만!). 중간 결론으로 내놓은 마셔레의 인상깊은 말씀을 미리 들어보면 : "어떤 생각의 심연을 파고든다는 것, 그것은 그 생각의 근간을 이루는 몇몇 '단순한 생각거리'(idees simples-단순관념)에 올라타고는 [만족할 것이] 아니라, 그 단순한 관념["코기토..." 같은]으로부터 흘러나오는 결과들의 그물망을 펼쳐보는 것이며, 또한 그 결과가 갖는 의미를 설명하고 발전시키는 것이다. 고로 이 단순한 관념이 갖는 의미는 그것들이 작용하여 만들어내는 행위나 사건으로부터 독립된 자기소여-자기귀환적인 것은 분명히 아니다." (Pénétrer au cœur d’une pensée, ce ne peut être seulement remonter aux quelques idées simples qui en constituent le fond, mais c’est aussi déployer tout le réseau des conséquences qui découlent de ces idées et qui, en découlant, les expliquent, développent leur signification, qui n’est certainement pas toute donnée et repliée en elles indépendamment du fait de les faire fonctionner.) 이하 텍스트 전문.  

 

Descartes c'est la France

 

Methodos, 2 (2002), L'esprit. Mind/Geist
Analyses et interprétations


Descartes, est-ce la France ?
Pierre Macherey, 2002


Résumé / Le cas de Descartes présente un intérêt privilégié pour l’examen des conditions dans lesquelles une philosophie vient à être considérée comme représentant un esprit national. Le livre d’A. Glucksman, Descartes, c’est la France, publié en 1987 à l’occasion du 350e anniversaire de la parution du Discours de la méthode, constitue un exemple extrême de ce type d’opération, qui exploite une doctrine en en infléchissant certains enjeux fondamentaux.

Abstract / Descartes’ case is particularly interesting to examine the conditions under which a philosophy comes to the point of being considered to represent a national thought. A. Glucksman’s book, Descartes, c’est la France, published in 1987, for the 350th anniversary of the publication of the Discours de la méthode is an extreme example of that kind of process, which exploits a doctrine inflecting some of its fundamental stakes.

 

Texte intégral

Pour une étude de l’idée nationale en philosophie, Descartes constitue à l’évidence un objet privilégié. Qui, mieux que lui, a symbolisé l’incorporation à la lettre d’une philosophie d’un « esprit national » qui, inversement, s’offre directement à déchiffrer à partir des traits distinctifs de cette philosophie, clarté et distinction en première ligne ? C’est ainsi que Descartes a accédé au statut d’une « figure » dans laquelle se seraient concentrés, incarnés, les éléments épars définissant la conscience propre d’une nation, élevée par l’intercession de cette figure à la conscience de soi, et ainsi rendue à elle-même visible et surtout lisible. François Azouvi, dans une importante étude recueillie dans la troisième série des Lieux de mémoire de P. Nora, a minutieusement reconstitué les étapes de la formation de cette figure, étapes de fait contrastées et jalonnées d’incidents, dont le plus célèbre est celui de la panthéonisation manquée, au cours desquelles les diverses instances qui prétendaient représenter le véritable esprit de « la France » se sont disputé, au nom de cet esprit, et de la manière toujours particulière dont elles le concevaient, le droit de délivrer la bonne interprétation du cartésianisme, celle qui autorisait, soit sa récupération, soit au contraire sa mise en réserve ou à l’index, ce qui, dans tous les cas, qu’on soit pour ou qu’on soit contre, revenait à faire de Descartes un enjeu national, et ceci, finalement, bien au-delà de ce qu’autorise une étude du contenu doctrinal effectif de sa philosophie : l’un des principaux intérêts de l’étude de François Azouvi est justement de montrer que cette opération, quelle qu’en ait été l’orientation, a toujours eu pour préalable que Descartes fût, suivant sa très juste formule, « séparé de sa philosophie », comme si la condition pour qu’une philosophie puisse être identifiée à de l’esprit national, et ainsi devienne une idée nationalement connotée, soit qu’elle ait cessé d’être considérée, non seulement comme la philosophie qu’elle est, mais même tout simplement comme philosophie au sens propre du mot.

 

Tout à la fin de son étude, François Azouvi cite la formule triomphale sur laquelle s’achevait le discours prononcé en Sorbonne par Maurice Thorez, le « fils du peuple », à l’occasion de la commémoration du trois cent cinquantième anniversaire de la naissance de Descartes : « À travers les tempêtes et les nuits qui se sont abattues sur les hommes, c’est Descartes qui, de son pas allègre, nous conduit vers les lendemains qui chantent. » Qui cela, « nous » ? En 1946, la chose paraissait tout à fait claire, davantage sans doute qu’elle ne l’était en réalité : étant relégués à l’arrière-plan tous les relents et les soupçons possibles d’internationalisme, c’était bien l’union sacrée du peuple engagé dans la voie de sa reconstruction nationale qui, en toute responsabilité, était affichée ; et Descartes était utilisé alors comme le ciment de cette union idéale des esprits rassemblés dans la voie commune. On sait ce qu’il en advint dès l’année suivante ! La même année 1946, saisissant également l’occasion de cet anniversaire fort opportun, Sartre écrivait, en introduction à un recueil de morceaux choisis publiés dans la collection « Les classiques de la liberté » dirigée par Groethuysen, sa fameuse étude sur « La liberté cartésienne », qui est sans doute l’une des clés de sa philosophie, au début de laquelle il expliquait : « ...c’est pourquoi, nous autres français qui vivons depuis trois siècles sur la liberté cartésienne, nous entendons implicitement par ‘libre arbitre’ l’exercice d’une pensée indépendante plutôt que la production d’un acte créateur... », ce qui n’était pas fatalement trahir la pensée de Descartes, qui s’est bien fait de la liberté une idée de ce genre, mais était quand même lui conférer ce statut paradoxalement irréfléchi, spontané, et pour ainsi dire transphilosophique, d’un « implicite » dans lequel aient pu se reconnaître, « depuis plus de trois siècles », ces « nous autres Français » portant l’héritage d’une commune façon de concevoir la liberté dans laquelle leur histoire, au cours de ces trois siècles, aurait en dernière instance trouvé la condition de son unité. Le « nous autres Français » dont parle la phrase de Sartre n’était sans doute pas exactement le même que le « nous » mis en avant par Thorez : mais les deux « nous » remplissaient finalement la même fonction, celle d’un signe de reconnaissance scellant une alliance ou, d’un mot qui eut beaucoup cours à l’époque, un « rassemblement ».

Descartes, dont l’entreprise philosophique n’était peut-être pas tout à fait coupée de toute visée politique de reconstruction sociale, bien que l’extrême prudence qui a été la sienne sur ce plan l’ait crédité à l’inverse d’une position de complète indifférence à ce sujet, se serait bien sûr fort étonné de ce rôle circonstanciel de rassembleur qui devait ainsi, lui une fois mort et enterré, lui être assigné. Et lui qui, né en France et y ayant fait ses études, l’avait aussitôt quittée comme peu propice à la poursuite d’études scientifiques et philosophiques, aurait sans doute été amusé de cet acharnement à faire de lui le plus français, bon ou mauvais, des philosophes, alors que, comme le relate sa Vie écrite par Baillet, ses rares essais de retour et d’implantation dans son pays natal ont toujours été manqués, et lui ont laissé au cœur un sentiment d’exaspération et d’amertume, bien rendu dans ce passage de sa lettre du 31 mars 1649 à Chanut, écrite sous le coup de l’affaire de la pension promise et finalement oubliée par Colbert : « En sorte que j’ai sujet de croire qu’ils me voulaient seulement avoir en France comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté, et non point pour y être utile à quelque chose. » Il ne savait pas alors que, d’animal exotique, il allait bientôt, passé au rang de fétiche politique et ainsi acclimaté et domestiqué, devenir l’hôte familier de la maison France, dont la plupart des joutes allaient se dérouler sous son regard et sous sa caution.

 

Un des épisodes les plus récents de cette acclimatation, et non le moins significatif, et qui, en raison de sa proximité, nous concerne de très près, a été, en 1987, à l’occasion cette fois encore d’une commémoration, celle du trois cent cinquantième anniversaire de la publication du Discours de la méthode, la parution de l’ouvrage d’A. Glucksmann, dont le titre tapageur, Descartes c’est la France, attire immédiatement l’attention, l’étonnement intrigué suscité par cet intitulé étant aussitôt renforcé par l’image entre toutes éloquente exposée sur la page de couverture, celle d’un Descartes bleu blanc rouge, ainsi mis par le biais d’un audacieux montage photographique aux couleurs de la France, comme une sorte d’égal ou de rival de la Marianne de nos mairies, étrange emblème d’une passion nationale dont il prétend délivrer les tenants et les aboutissants. Que dissimule cette opération, beaucoup plus subtile et retorse qu’il n’y paraît au départ, et qui ne fait pas que seulement ajouter un épisode de plus à l’histoire de l’élaboration du mythe Descartes confondu avec le mythe France, mais enrichit significativement le contenu de cette représentation ? C’est ce qu’on voudrait examiner ici, en essayant d’aller un peu plus loin que la surprise provoquée par la couverture du livre, donc en l’ouvrant et en le lisant pour en déchiffrer la ou les significations.

 

Tournons d’abord notre attention du côté du sujet du jugement prédicatif « Descartes c’est la France », et demandons nous qui est, ou plutôt quel est, comment est fait et se présente ce Descartes qui, pour avoir la France à sa mesure, doit être lui-même mesuré, c’est-à-dire lu et interprété, de façon appropriée. Et en particulier, en reprenant le critère dégagé de l’étude de François Azouvi, posons la question : la condition de cette opération d’envergure, puisqu’elle tend à élargir Descartes à l’échelle de la France, est-elle qu’il soit « séparé de sa philosophie » ?

 

Disons-le tout de suite, la lecture que Glucksmann propose de Descartes, qui est tout sauf une lecture faible et de juste milieu, est à la fois passionnante et sidérante. Reprenant l’idée déjà avancée par Heidegger d’un Descartes nihiliste, mais la retournant dans le sens d’un nihilisme actif de conquête, ce qui peut faire penser à la démarche suivie par Péguy relisant Descartes à la lumière de Bergson afin d’en faire apparaître la vraie profondeur, inséparable de la révélation de ses faces d’ombre, il trace la figure d’un Descartes tragique, éclairée, la métaphore est récurrente dans tout l’ouvrage, par une raison non pas rayonnante et diurne, entraînée et possédée par l’ivresse d’Eros, mais nocturne, troublée et troublante, sans cesse relancée en avant d’elle-même par la torsion que lui impose Thanatos et ses interminables tourments. Descartes, explique Glucksmann, en particulier dans les passages de la dernière partie du livre consacrés à une brillante interprétation métaphysique des réquisits de la dioptrique, c’est la raison de l’aveugle qui cherche, en tâtonnant avec son bâton, à se faire un chemin dans la nuit, en sachant que l’idée qu’il peut se faire du monde en déchiffrant les rares signes que celui-ci lui envoie n’aura jamais que la valeur précaire d’une reconstruction provisoire, d’une « fable », selon la métaphore reprise à son compte par Descartes lui-même, qui, on le sait, s’était fait peindre tenant à la main un livre dont le titre était Mundus est fabula. Des nombreux passages du livre qui développent cette idée, ne citons que celui-ci qui les résume tous :

« Ou bien idéaliser, voir au grand jour et voir du jour partout ; avec en annexe la possibilité d’infliger une aussi absolue clarté sous la férule des espèces sensibles (Gassendi), d’une intuition divine (Spinoza) et de la conscience de soi (Hegel, Husserl). Ou bien, voir dans la nuit et déchiffrer les ténèbres en tant que ténèbres. »1

[1] II, chap. 3, «À l’entrée du non-monde», éd. Livre (...)

Cette vision nocturne permet d’effectuer un rapprochement inattendu entre Descartes et Pascal, dont les discours, au-delà de leur opposition de surface, se répondraient et se compléteraient : l’un et l’autre, à l’époque classique, se seraient servis de la raison comme d’une arme pour affronter les puissances de l’inconnu et de l’irrationnel, de manière à en circonscrire la pression, non pas en vue de les exorciser fictivement, car ils ont lucidement et courageusement reconnu que cela était impossible sinon justement de façon fictive et apparente, mais pour apprendre à y résister en connaissance de cause, sachant bien que si la folie est l’Autre de la raison, et là Glucksmann par un biais inattendu rejoint Foucault à qui son livre est dédié, cet Autre est en fait logé au cœur même de la raison, qu’il travaille en permanence de son insuppressible souci. Et ici, par-delà Pascal et sa folie de la croix, et l’éloignement de son Deus absconditus, ce sont, en pleine nuit de Gethsemani, Montaigne et Socrate que rejoint Descartes, emporté par la folie critique du doute et de l’aporie, et qui veut juger de tout par lui-même parce qu’il ne fait confiance à personne pour décider à sa place de la vérité, d’une vérité qui, dès lors, a cessé d’être la vérité des choses, la vérité qu’on prête abusivement aux choses, pour devenir seulement sa vérité, dont il prétend, et là est sa seule prétention, assumer jusqu’au bout l’entière responsabilité. Et, ici encore, c’est le Descartes résolu de Péguy qu’on retrouve, ce Descartes de combat, qui dément les mythologies apaisées et apaisantes de la raison souveraine du monde, alors qu’elle doit sans cesse reprendre contre lui la lutte, une lutte qui n’est jamais gagnée d’avance et où aucune victoire ne peut être considérée comme définitive.

 

Pour accréditer cette lecture indiscutablement décapante, Glucksmann, très normalement, revient en permanence sur ce qui constitue la part cachée, la part maudite de la philosophie de Descartes : cette doctrine de la création des vérités éternelles, que, en raison de son caractère extrême et étrange, il n’a explicitement mentionnée dans aucun de ses ouvrages publiés, ne consentant à lever le voile à ce sujet qu’à l’intention de quelques correspondants triés sur le volet et reconnus aptes à en soutenir le choc sans sourciller. Ici encore, nous trouvons un Descartes, non peut-être revu et corrigé, mais souligné d’un trait d’ombre très noir, comme s’il était illustré par Callot ou par Goya :

« Le doute cartésien dynamite les usines secrètes de la création, en mettant en cause la légitimité éternelle des vérités éternelles... L’esprit les subit mais pas au point de ne pouvoir les supposer truquées... Même les plus transparentes de nos illuminations naissent d’une nuit à laquelle elles menacent sans cesse de retourner... »2

[2] II, chap. 2, id., p. 118.

Qu’il n’y ait de nécessité qu’en fonction et à partir de la toute-puissance divine, donc suspendue à ses libres décrets, et donc que, si nous nous pénétrons à fond de cette idée, nous en venions à comprendre, ou plutôt, car c’est là justement quelque chose qu’il nous est impossible de comprendre, à admettre sans chercher à comprendre que notre raison eût pu être tout autre que telle qu’elle s’impose à nous parce que Dieu en a voulu ainsi, voilà qui reconduit radicalement notre raison à ses infranchissables limites, et lui interdit toute spéculation triomphante quant à sa vocation à éclairer définitivement le monde, un monde qui, elle le voit bien, doit pour toujours rester enfoncé dans la nuit. Et ceci nous ramène à l’image de l’aveugle qui tâtonne, ou du cavalier si courageux perdu dans une forêt, qui n’a d’espoir que dans sa propre force de caractère, car celle-ci lui permet de s’y tracer, sans garantie aucune, une voie dans le maquis de ses fourrés, en ayant la lucidité de reconnaître qu’il y est perdu à tout jamais.

 

Il n’est pas possible de reprendre ici la totalité des analyses, toujours extrêmement concentrées, souvent fulgurantes, libres sans être pour autant désinformées, qui jalonnent la démarche de Glucksmann lecteur de Descartes, démarche qui, par ses excès mêmes, ne peut laisser personne indifférent. Nous tenons là un Descartes on ne peut plus nettement défini et caractérisé, penseur septentrional de l’errance et du doute, dont la figure acérée, comme tracée à la pointe sèche, prend à sa façon place dans une certaine tradition de la philosophie française : celle des philosophes qui, pour nous en tenir au XXe siècle, considèrent, après Alain et Bachelard, que raisonner, c’est d’abord savoir dire non et ainsi, pour reprendre la notion qui est au cœur de la pensée de Canguilhem, se confronter aux valeurs négatives du monde et de la vie. Toute la question est alors de savoir si ce Descartes est Descartes, si c’est tout Descartes, ou bien Descartes séparé, sinon de toute sa philosophie, du moins d’une partie de ce qu’elle est. Nous nous contenterons à ce propos de faire deux remarques.

 

La première est suggérée par le rapprochement qu’on ne peut s’empêcher de faire entre la démarche de Glucksmann et celle de Péguy. Or, chez ce dernier, les choses sont tout à fait claires : comprendre Descartes, c’est-à-dire aller directement au cœur de sa pensée profonde, c’est nécessairement l’amputer de son système, en reprise de la conception défendue par Bergson de l’intuition métaphysique, d’où se dégage immédiatement une méthode de lecture des philosophies. Péguy le déclare en toutes lettres dans sa Note sur la philosophie bergsonienne d’avril 1914 : de l’ensemble de l’œuvre de Descartes, vingt lignes au plus méritent d’être sauvées ; prises dans les 2e et 4e parties du Discours de la méthode, ce sont celles qui exposent les règles de la méthode et les règles de la morale provisoire, le reste devant être abandonné à la poussière des bibliothèques dont se repaissent savants et pions de tout poil ; vingt lignes seulement, mais elles ont, dit Péguy dans des pages dont le lyrisme n’a cessé d’impressionner, changé, révolutionné, la face du monde, en déclarant une nouvelle manière de penser, nous dirions de s’orienter dans la pensée. Glucksmann est moins radical que Péguy : et c’est pourquoi il ne se contente pas, pour dessiner la figure de Descartes, de rédiger une simple note, mais écrit tout un livre qui, par certains côtés, est un livre savant, appuyé sur des références bibliographiques complètes et précises ; et ce livre fait à peu près le tour de la philosophie cartésienne, dans des conditions qui ne sont pas seulement celles propres au journalisme, s’agissant même du très bon journalisme que Péguy essayait de faire dans ses Cahiers. Glucksmann va moins loin que Péguy dans le sens d’une réduction de la pensée cartésienne à son minimum vital, mais il va indiscutablement dans le même sens. Sa lecture, méthodiquement unilatérale, on le dit ici sans polémique, tend à faire de Descartes l’homme d’une seule pensée, préoccupation obsessionnelle vers laquelle l’ensemble de son œuvre converge, et que le mot « critique » résumerait le mieux. Et ainsi la richesse de la pensée de Descartes ne se mesure pas à sa complexité, mais consiste en son essentielle simplicité, telle que celle-ci se donne à lire lorsqu’on entreprend d’aller au fond, tout au fond, de sa philosophie, en renonçant à faire prévaloir la forme sur le fond. Et Péguy ne disait finalement rien d’autre.

 

Ceci conduit à la deuxième remarque qui porte sur un point plus particulier. On l’a dit, l’une des preuves essentielles à l’appui de son interprétation de la philosophie de Descartes, Glucksmann la tire de la doctrine de la création des vérités éternelles. On peut admettre que celle-ci constitue l’une des clés de la pensée cartésienne, mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’on lui fait dire au juste, et se demander si, en la dépouillant de son extraordinaire complexité, de manière à la ramener à une leçon simple sinon appauvrie, on ne lui retire pas une partie, une grande partie, voire la plus grande partie, de sa signification. La thèse étonnante selon laquelle, si Dieu, qui a établi les vérités comme un roi le fait des lois dans son royaume, l’avait voulu, les propriétés des figures et des nombres seraient différentes de celles que nous connaissons, et donc deux et deux ne feraient plus quatre, est-elle compréhensible si on la sépare de l’idée, nettement affirmée par Descartes, selon laquelle, en Dieu, à la différence de ce qui se produit dans l’esprit humain, entendement et volonté ne font qu’un ? Autrement dit, si Dieu a créé librement les vérités, sans avoir pour cela à s’en tenir à une règle préalable que lui aurait fixée son entendement, il n’est pas non plus juste d’avancer que, dans cette affaire, la volonté de Dieu a devancé ce que l’entendement pouvait lui proposer, puisque c’est en même temps, d’un seul et même acte, qu’il a voulu et connu les vérités qui sont les effets de sa toute-puissance, et, en dehors de celle-ci, n’ont aucune réalité, donc aucune force pour se faire reconnaître : et en conséquence, c’est à notre point de vue, par définition limité, que la libre création de Dieu se présente sous le jour de l’arbitraire d’un coup de dés, alors que, à son point de vue à lui, elle a dû être à la fois libre et nécessaire, tout en se présentant à notre point de vue comme indifférente. Or, ceci mis en lumière, on commence à mesurer à quel point la doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles a pu nourrir la réflexion philosophique d’un Spinoza qui, en rangeant ces mêmes vérités, comme appartenant aux modes infinis de la substance pensante, dans l’ordre de la nature naturée, en a fait lui aussi des effets de la toute-puissance divine, et non des formes idéales de rationalité préexistant à son action et indépendantes de celle-ci. Et ceci pourrait être une occasion de reprendre à nouveaux frais la question du rapport entre les conceptions de Dieu chez Descartes et Spinoza, qui sont peut-être moins différentes et éloignées qu’on ne le suppose trop souvent, la seule chose qui les sépare réellement étant que, pour Descartes, Dieu est pur esprit, bien que certainement pas esprit personnel. De cette remarque qui n’a pu qu’être esquissée, on tirera la conclusion suivante : pénétrer au cœur d’une pensée, ce ne peut être seulement remonter aux quelques idées simples qui en constituent le fond, mais c’est aussi déployer tout le réseau des conséquences qui découlent de ces idées et qui, en découlant, les expliquent, développent leur signification, qui n’est certainement pas toute donnée et repliée en elles indépendamment du fait de les faire fonctionner. Et, de ce point de vue, la mythologie de la profondeur exploitée par Péguy et par Glucksmann ne peut que laisser insatisfait.

 

Tournons nous à présent du côté du prédicat du jugement « Descartes c’est la France » : cette France que Descartes est, ou plutôt cette France que c’est, Descartes. Car l’assertion que Glucksmann a utilisée pour intituler son livre n’est certainement pas à prendre au premier degré. « Descartes c’est la France », ce n’est pas une constatation, débouchant sur la prise en compte banale de faits du type de ceux-ci : Descartes est français, ou la France est cartésienne ; mais c’est l’affirmation, la revendication critique d’un droit : Descartes, c’est ce que la France, non pas est de fait mais devrait être, si elle était conforme à son idée, à laquelle sa réalité, par définition, se mesure à distance. Ceci est clairement précisé sur la 4e de couverture, où l’esprit de l’ouvrage est ainsi résumé :

« La France, non pas l’Hexagone ni le sang, ni le sol ni la race, mais une civilisation. De la France, Descartes à Amsterdam, comme trois siècles plus tard de Gaulle à Londres, affirme une certaine idée... »

Descartes à Amsterdam, c’est comme de Gaulle à Londres : le porteur de l’idée nationale qui a su prendre ses distances, opérer la rupture nécessaire entre le fait et le droit, entre le pays réel et le pays essentiel, pour faire prévaloir, en disant non, dans le doute et dans l’errance, une certaine idée de la France. Et ceci, une nouvelle fois, nous ramène à Péguy, et à sa conception combattante de la philosophie, au point de vue de laquelle les grands philosophes, avant d’être des penseurs ou des savants, sont comme des capitaines ou des chefs de guerre. Toute la question est alors de savoir à quelle guerre on a affaire ici, étant entendu que celle-ci ne peut être ramenée dans les limites d’une simple dispute d’idées, mais comporte des enjeux vitaux, et précisément des enjeux nationaux, dans la défense desquels la philosophie, lorsqu’elle se sait et se veut responsable, est embarquée. Pour le dire en d’autres termes, la lecture qui nous est ainsi proposée de Descartes est en dernière instance politique : et on n’aurait rien contre, sauf quand même à mieux définir le type de politique qui est ici visé.

 

Il faut donc que nous nous demandions dans quelle sorte de combat Descartes, ce Descartes que c’est, la France, est impliqué. Nous disons bien est impliqué. Car si de Gaulle à Londres disait non à Pétain, faisant ainsi valoir une certaine idée de la France, cela n’aurait bien sûr aucun sens de dire que Descartes à Amsterdam disait non à la monarchie française, l’important étant de savoir, non pas à qui il disait non, à l’imparfait, mais à qui il dit non, au présent, incarnant ainsi une certaine idée de ce que, la France, c’est, et non c’était. Or, sur ce plan encore, les choses sont parfaitement claires, Glucksmann n’étant pas de ceux qui marchent à pas de colombes. Nous, Français d’aujourd’hui lecteurs de Descartes, et qui, en lisant Descartes, nous expliquons à nous-mêmes ce que c’est, la France, nous ne le savions peut-être pas, mais nous sommes en guerre : en guerre avec d’invisibles agresseurs venus de toute part, surgis de la nuit, qui, sous couleur de vouloir notre bien nous veulent en fait le plus grand mal ; mais d’abord et avant tout nous sommes en guerre avec nous-mêmes, et c’est ce conflit intérieur que nous révèle la lecture de Descartes, pourvu qu’elle sache aller droit à l’essentiel. Les protagonistes de ce conflit ? La bonne France, celle qui résiste, en disant non, et apprend à le faire précisément chez Descartes, cet ancien nouveau philosophe, et chez nul autre, et l’autre France, celle qui n’est pas bonne, celle qui, à tous les sens du mot, abuse, en injectant à l’esprit français le poison des mauvaises pensées. Ces mauvaises pensées, on les a immédiatement reconnues : ce sont celles que propagent les « maîtres penseurs », ces voyants illuminés et extralucides qui prétendent détenir le secret radieux des lendemains qui chantent, et nous enfoncent ainsi au plus profond de notre nuit, d’une nuit rendue plus obscure et plus opaque de n’être pas affrontée comme nuit, et d’être travestie en jour, et même en « grand jour », voire en « grand soir ».

 

Ces maîtres penseurs, tout le monde le sait, sont natifs d’Allemagne : entre autres, ils s’appellent Leibniz, avec son optimisme prétendument rationnel, Hegel, avec sa logique de l’histoire, et surtout Marx, avec son idée du prolétariat comme classe universelle capable à elle seule de représenter les intérêts de l’humanité tout entière, et ainsi appelée, par représentants interposés – et comme, le prolétariat, personne ne sait ce que c’est puisque ça n’existe pas, n’importe qui peut s’en prétendre le représentant –, à exercer sur elle une impitoyable dictature. Mais le fait qu’ils soient venus d’Allemagne ne signifie pas qu’il faille recommencer, comme du temps de Péguy, qui, lui, n’aimait surtout pas Kant, et sa raison froidement déracinée, le combat sempiternel de la France et de l’Allemagne. Pas plus que le Descartes que c’est, la France, n’est l’Hexagone, avec ses frontières matérielles qu’il faut défendre contre les agressions de l’ennemi héréditaire, les maîtres penseurs ne sont non plus l’Allemagne si on peut dire physique et organique, qui nous menacerait de l’autre côté du Rhin : mais c’est cette Allemagne intérieure, dont nous sépare seulement une frontière mentale, cette Allemagne qui est dans nos têtes à nous, Français qui nous sommes détournés de la voie ouverte par Descartes, et qui, croyant aux promesses de vérité absolue dispensées par les mages de l’esprit, à qui après tout ça ne coûte rien, avons perdu, ce qui est le fond même de la pensée cartésienne, le sens de l’erreur, et la nécessité d’être en permanence vigilant contre sa menace que nul exorcisme ne peut réellement et définitivement dissiper.

 

Alors, il faut quand même que nous nous demandions si Descartes est effectivement cela que, la France, c’est, avec les résonances très particulières de ce « c’est » qui claque comme un drapeau. Est-ce bien lui rendre service, et surtout est-ce rendre service à la philosophie, que de l’enrégimenter dans cette chasse aux sorcières nouveau style, et de lui faire présider un tribunal d’enquête qui s’apparente fort à une inquisition nourrie de tous les amalgames possibles et imaginables ? Tu t’intéresses à Spinoza, tu lis Hegel, tu travailles sur Marx ? Tu es un mauvais français, complice et collaborateur des bourreaux d’Auschwitz et du goulag, si ce n’est des terroristes islamistes ! Les dernières pages du livre de Glucksmann grondent et menacent :

« ... Les Français ne maintiennent leur originalité historique qu’à décevoir Marx, Khomeiny et autres messies qui prétendent réaliser la philosophie par le politique ou suturer les problèmes politiques en imposant la solution définitive (sic) d’une quelconque prédication théorique ou religieuse. Depuis le XVIe siècle, il existe heureusement des mécréants, qui séparent continûment pour les confronter sans cesse l’actualité qui bouleverse et la pensée qui fait face, la part du malin génie et celle du cogito... Longtemps l’humanité de l’homme fut champ de bataille et enjeu pour diverses persuasions. Descartes change la donne, ôte le trophée, donc transforme le jeu. Le conflit des humanismes positifs devient sans objet ; non seulement Physis et Cosmos sont perdus, mais ils ne sont pas à retrouver ; aucune renaissance ne leur est due ; la persuasion qui animait ces grands englobants est déconnectée, au point que leur harmonieuse existence de jadis paraisse douteuse, sauf sous les traits, illusion par trop rétrospective, d’un adieu rêveur que la Grèce finissante adresse à elle-même. Quant aux contemporains, ils se feront contemporains de la dissuasion cartésienne, ou ils finiront mal à trop vouloir s’entendre sur le Bien, plutôt que sur leur mésentente, ou leur doute. »3

[3] Id., p. 384 s.

On appréciera le ton de prophète adopté par celui qui s’est engagé dans la croisade contre l’esprit de prophétie. On s’étonnera de la ruse de l’histoire qui garantit à ce « dissident » de tomber immanquablement du bon côté. Et on plaindra Descartes d’avoir couvert de son autorité l’imposture d’une revendication de tolérance qui est en fait, très dialectiquement, une manifestation d’intolérance. Non, Descartes c’est pas la France !

 

Notes

1 II, chap. 3, «À l’entrée du non-monde», éd. Livre de poche, p. 130.
2 II, chap. 2, id., p. 118.
3 Id., p. 384 s.


Pour citer cet article Référence électronique

Pierre Macherey, « Descartes, est-ce la France ? », Methodos, 2 (2002), L'esprit. Mind/Geist, [En ligne], mis en ligne le 5 avril 2004. URL : http://methodos.revues.org/document94.html. Consulté le 22 avril 2009.

 

Auteur

Pierre Macherey, Université Lille 3, UMR «Savoirs et Textes»

Articles du même auteur :
Idéologie : le mot, l’idée, la chose. [Texte intégral], Paru dans Methodos, 8 (2008), Chimie et mécanisme à l'âge classique
Une poétique de la science : [Texte intégral], Paru dans Methodos, 6 (2006), Science et littérature NavigationChercher

 

 

[여담] 위의 마셔레 텍스트와는 별개로, 내가 세상 물정을 잘 모르기도 하고, (많이는 아니지만) 데카르트 연구(공부)가 남한에서는 어떻게 이뤄지고 있는지가 약간은 궁금하여 알라딘에 올라와 있는 책들을 대충 훑어봤다. 어떻게 된 심판인지 데카르트의 기본서 외에는 이렇다 할 연구서나 번역서는 눈에 잘 띄지 않는다. 내가 여기서 데카르트의 중요성을 재론할 처지는 아니지만, 김상환이 정통 빠리 4대학에서 데카르트 연구로 학위를 받았고, 그 덕에, 그리고 데카르트의 중요성이 감안돼서 서울대에 들어간 것으로 아는데, 그는 왜 데카르트의 원전이나 연구서를 (재)번역 하지를 않고 이상한(!) 글만 쓰는지 이해할 수가 없다. 김상환이 쓴 책의 주제들을 연대기로 보면 이렇다: 96년-해체론; 99-예술; 2000-문학, 니체, 김수영론; 02-지식인; 05-지젝 (언젠가는 부르디외 책도 번역한 것으로 아는데 안 찾아진다). 누군가의 흥미와 관심을 제3자가 뭐라할 이유야 전혀 없겠지만, 전공자, 그것도 드물고 귀한 정통의 제대로 된 전공자가 맞다면, 전공분야의 원전이나 기본 해설서에 대한 재검토와 번역이 다른 무엇보다 우선한다는 일종의 사회적 책임으로부터 진정 자유로와도 되는지 약간 의문이다. 뭐 첨단 자유주의사회니깐... 되겠지.

데카르트의 기본서라고 해봐야 <성찰>과 <방법서설>의 얇은 두 권이 핵심이겠지만, 이에 딸린 연구서는 중요한 것만으로도 넘치고 넘쳐 제목도 다 기억 못 할 지경인데, 그 중에서 과연 뭐가 번역돼 있는지는 찾기가 어렵다. 나같은 비전공자에게도 아래 사진의 세 연구서는 <성찰> 만큼이나 귀중한 책으로 거의 고전의 반열에 올라있는 것으로 알려져 있는데, 두 저자의 이름은 알라딘에서 찾을 수가 없는 게 좀 이상하다. 아마도 내 검색능력의 부실 탓이라고 믿어본다. 

 

La pensée métaphysique de DescartesLivre - Descartes Au Fil De L'OrdreLa philosophie première de Descartes

Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 1962, 69, 78, 87, 99(4e ed.), 416 p., 34 euros.
Jean-Marie Beyssade, La philosophie première de Descartes, Flammarion, 1979, 377 p.
Jean-Marie Beyssade, Descartes au fil de l'ordre, PUF, 2001, 328 p., 30 euros.

 

 

[참고] Descartes et Montesquieu : de l'objectivité de la nature à l'idée de système politique
Etienne Géhin Revue de sociologie française   Année  1973  Volume  14  Numéro  14-2  pp. 164-179
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1973_num_14_2_2197

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