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D.Collin,09) 맑스의 악몽: 자본주의의 지속? [서평]

 <맑스의 악몽: 자본주의는 끝이 없는 역사란 말인가?>라는 제목을 달고 나온, 드니 꼴랭(D. Collin) 이라는 맑시스트 철학자의 새 책*에 대한 짧은 서평을 옮겨온다. 책은 나흘 전에 나왔고 서평은 이틀 전에 뤼마니떼에 실렸던 것이다. 서평에 따르면 지은이의 주장은 대충 이렇다: 1) 작금의 자본주의 위기 속에서, 맑스를 다시 읽으면서 '대체 자본주의'에 대한 점검을 다시 해 보자는 것으로, '노동자 사회-민주주의'로서의 "실질적" 사회주의의 가능성을 타진해 보자는 것; 2) 맑스는 <독일 이데올로기>에서 국가의 소멸과 공산주의를 말했는데, 결국은 '국가의 소멸'이 역설적이게도 "순수한 자본주의"(즉, 협력적 생산자가 아닌 개별화된 개인들이 구성하는 원자사회)를 단련시키는 방향으로 전개된 게 사실이다. '국가의 소멸-작은 정부'를 향한 맑스의 꿈이 결국은 "신자유주의적 통치행위'로 귀착되는 광경은 결국 맑스에게 악몽으로 옮겨오지 않을는지? 3) 맑스가 <자본>에서 밝히듯이 봉급생활자는 노동시장에서 스스로의 노동력을 팔기위하여 경쟁하는 개인들이고, 이런 노동자들의 현대적 증가는 -글쓴이의 시각에서- 일단의 '정통 맑시스트'들에게 '노동 판매 경쟁'의 일반화된 현상을 맑스의 기본 사상틀에 외삽시켜 당연한 것으로 여기게끔 만든다. 여기서 글쓴이는 노동자-생산자들의 맑스적 제휴(협력-결사)를 다시 사고하자고 제안을 하는데, 그것은 인류학적-공동체적 시각의 근본적 기초 위에서 가능할 것이라고 한다. [좀 진부하고 추상적인 듯이 보일 수 있는 말씀이지만, 철학이란 늘 그런 것이면서도 그게 가치고 생명이라고 말해도 될려나....]

* Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 2009 (février 26), 318 pages, 24,90 euros. 

Le cauchemar de Marx <i>Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?</i>

 

 

Tribune libre - Article paru le 28 février 2009, l'Humanite
Pour un communisme libéré du mythe de la « fin de l’histoire »


En pleine crise du capitalisme mondialisé, se demander si ce système est « une histoire sans fin » pourrait sembler anachronique. Mais la réflexion que nous livre Denis Collin est bien guidée par la volonté de dessiner les contours d’une alternative, pour aujourd’hui. Seulement, souligne le philosophe, si « (les) grandes crises ouvrent la possibilité de la disparition du capitalisme et de son remplacement par un autre système (…), possibilité n’est pas nécessité : une possibilité peut rester à l’état de simple possibilité éternellement ». Dès lors, l’urgence même de la situation impose de prendre le temps d’un réexamen sans concession des différentes tentatives historiques de dépassement du capitalisme (socialisme « réel » comme social-démocratie ouvrière), mais aussi, et surtout, d’une relecture patiente de Marx et de ses prédictions, à la fois géniales et ambiguës.

 

Oui, la dynamique interne du capitalisme conduit à la concentration et centralisation du capital. Mais la perspective d’une « expropriation des expropriateurs », appuyée sur le constat d’une socialisation croissante de la production, a pris des traits cauchemardesques. « L’abolition du salariat prend la forme de l’abolition des statuts juridiques protégés des salariés et la possibilité pour les salariés de passer le plus rapidement possible au statut de non-salariés. » Bref, le « mouvement réel qui abolit l’état actuel » auquel Marx, dans L'idéologie allemande, veut identifier le concept de communisme, semble nous entraîner paradoxalement vers un « capitalisme pur », un état d’atomisation sociale où les individus, loin d’être des « producteurs (consciemment) associés », se pensent et se comportent comme entrepreneurs d’eux-mêmes. Corrélativement, le dépérissement de l’État, ou plus exactement sa « transformation en une simple administration de la production », selon l’expression du Manifeste du parti communiste, revêt le caractère monstrueux de la « gouvernance » néolibérale, foulant aux pieds la souveraineté populaire, au nom du « libre-échange ». Comment le « désir » de Marx s’est-il ainsi transformé en un cauchemar ?

 

Denis Collin avance de solides « considérations », assurément marxiennes mais accablantes pour les différentes variantes de la tradition marxiste. Celles-ci ont en effet toujours eu tendance à n’aborder le salariat que comme condition commune de ceux qui vivent de la vente de leur force de travail, alors qu’il est « d’abord et surtout (dans le Capital) la concurrence que se font les vendeurs de force de travail (…) sur le "marché" du travail ». Dans l’optique de Denis Collin, c’est notamment cette question du dépassement de l’expérience quotidienne de concurrence qu’une certaine orthodoxie marxiste a tenté d’extrapoler par des surenchères ouvriéristes. À rebours de ces impasses, l’auteur propose de repenser l’association marxienne des producteurs sur des fondements anthropologiques, « communautaires ». Mettant en exergue les conséquences de la marchandisation capitaliste sur le bien commun, l’environnement mais aussi la transmission des savoirs par laquelle se forgent des individualités capables de liberté, cet ouvrage pose les jalons d’une authentique alternative, libératrice pour les sujets concrets. (Laurent Etre)

 


* Denis Collin est professeur de philosophie (à Évreux). Il a publié Comprendre Marx (Armand Colin, 2006), Revive la République (Armand Colin, 2005) et Morale et Justice sociale (Seuil, 2001). http://denis-collin.viabloga.com/

cf.) D.Collin,08) Republique sociale & Communisme: http://blog.jinbo.net/radix/?pid=58

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라비카(G.Labica) 타계2 [폭력,혁명,민주주의..]

[속보] 라비카(G.Labica) 타계(09/02/12), 2009년 02월 16일 02:42, http://blog.jinbo.net/radix/?pid=86

여기서 이어지는 항목으로,

 

1/3) Georges Labica
Par Denis Collin • Actualités • Dimanche 15/02/2009 • 0 commentaires  • Lu 30 fois • 


Notre ami Georges Labica nous a quittés jeudi 12 février, victime d'une hémorragie cérébrale. Né en 1930, il fut une des grandes figures intellectuelles du marxisme. Longtemps professeur à l'université de Nanterre, il avait contribué à en faire un lieu vivant de la philosophie. Outre ses très nombreux travaux sur Marx et le marxisme - dont l'indispensable Dictionnaire critique du marxisme (co-dirigé avec Bensussan, republié en PUF-Quadrige), il était un connaisseur érudit du monde arabe, de son histoire, de la politique, et de sa culture (il est l'auteur, par exemple, de Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l'idéologie musulmane, Alger, Société nationale d'édition et de diffusion, 1968). Son dernier ouvrage, Théorie de la violence mettait une fois de plus sa vaste érudition au service d'un appel à la résistance et à une stratégie combinant révolution et démocratie en vue d'une « paix libératrice en lieu et place de la violence systémique. »

J'ai connu Georges en passant ma thèse doctorat dont il présidait le jury.  Nous nous sommes ensuite un peu fréquentés dans divers lieux de recherche et séminaires autour de l'oeuvre de Marx. Nous nous sommes retrouvés autour de la revue Utopie Critique où il continuait de tenir régulièrement les "Brèves". Dans le numéro 47 de cette revue (à paraître le 15  février), on trouvera la première partie de son étude "Le carrefour de mai 1968". À "La Sociale", il avait confié encore récemment une petite nouvelle, La Supérette, qui se terminait par un appel à l'insurrection contre cette société capitaliste insupportable. Georges Labica est resté jusqu'au fidèle à l'esprit de révolte, fidèle à ses idéaux... Un exemple à suivre.

 

Pour retrouver les travaux de Georges Labica, on peut consulter son site WEB. Il avait aussi enregistré des cours qu'on peut retrouver sur le site de l'Encyclopédie Sonore: sur "la République" de Platon, sur les classes sociales chez Marx, sur le concept d'égalité, sur le concept de révolution, sur le marxisme, sur Marx et Engels, sur philosophie et politique, sur "les Lois" de Platon. (Denis Collin)

 

Parmi ses oeuvres je retiendrais:

Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l'idéologie musulmane, Alger, Société nationale d'édition et de diffusion, 1968.
Le Statut marxiste de la philosophie, Bruxelles, Éditions Complexe ; Paris, Presses universitaires de France, « Dialectique », 1976.

Dictionnaire critique du marxisme, avec Gérard Bensussan (dir.), en collaboration avec la revue Dialectiques, Paris, Presses universitaires de France, 1982 ; 3e éd., 1999, coll. « Quadrige ».
Karl Marx : les « Thèses sur Feuerbach », Paris, Presses universitaires de France, 1987.

Le Paradigme du Grand-Hornu. Essai sur l'idéologie, Montreuil-sous-Bois, PEC-la Brèche, 1987

Robespierre : une politique de la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, « Philosophie », 1990.
Politique et religion, avec Jean Robelin, (dir.), Paris, Éditions l'Harmattan, 1994.

(dir.), Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, actes du colloque international de Nanterre, 17-21 octobre 1995, organisé par le Centre de philosophie politique, économique et sociale du CNRS, publié par Mireille Delbraccio, Paris, PUF, « Actuel Marx confrontation », 1997.

Théorie de la violence, Naples, la Città del sole ; Paris, J. Vrin, «  La pensée et l'histoire », 2007.

http://la-sociale.viabloga.com/news/georges-labica

 

 

2/3) Théorie de la violence
Par Denis Collin • Bibliothèque • Mardi 24/06/2008 • 0 commentaires  • Lu 833 fois • 

 

La violence a partie liée avec l’histoire humaine. Problème complexe pour les philosophes qui ont tendance à la penser comme l’impensable rationnellement à moins que la rationalisant trop, ils la fassent disparaître en tant que telle, transformée en « ruse de la raison ». Georges Labica évite ces deux écueils avec sa Théorie de la violence. L’entreprise de Georges Labica pourrait étonner de la part de quelqu’un qui a voué une partie de sa vie à Marx, Engels et à la défense du marxisme : Engels n’avait-il pas réfuté la théorie de la violence de Dühring ? En vérité, Georges Labica n’a nullement l’intention de se livrer à l’art des généralités creuses sur la violence dont toute une littérature contemporaine nous abreuve.  Alors que les classes dominantes usent de la « crainte de la violence », de la « montée de la violence », de la chasse aux « terroristes » comme autant d’arguments-massue pour amener les dominés à renoncer à la lutte et à faire bloc derrière l’appareil d’État, l’exploration des figures de la violence, à travers les récits religieux, les mythes, l’art, mais aussi l’analyse de la violence structurelle des sociétés modernes permet de mettre à distance ce discours idéologique et de revenir à la réalité, c’est-à-dire, selon le titre du chapitre de conclusion aux « résistances ».

La violence se conjugue d’abord du côté de ceux qui subissent la violence injuste, le malheur sans explication. On lira avec bonheur ce chapitre premier, « du coté du livre de Job », où Labica fait de Job le héros qui capitule pas. Il a été juste et le malheur qui l’accable est sans raison. Ensuite elle est du côté des martyrs et il faudrait, à partir du livre de Labica, confectionner un ouvrage reproduisant tous les tableaux qu’il évoque ou qu’il analyse plus longuement. « Avec le martyre, dit Labica, nous nous trouvons en présence d’un véritable compendium des violences, infligées ou subies, cruelles ou modérées, délibérées et improvisées, inventives et banales, et des émotions qu’elles provoquent, écartelées entre le paroxysme de la douleur et sa volupté, et déclinant la gamme contradictoire de la soumission, de la résignation, de la jouissance, de la stupeur, de l’incompréhension, de l’imprécation, de la colère, de la haine, de l’allégresse et de la révolte qui emporte les protagonistes – donneurs d’ordre, bourreaux, victimes proches, témoins, spectateurs dont la postérité sera inépuisable. » (p. 55). Après les martyrs, les déments et là encore Labica puise abondamment dans la tradition culturelle, dans le théâtre de Shakespeare si riche en tyrans, assassins, bourreaux et fous.

Cette réflexion conduit évidemment à interroger « l’épouvantable XXe siècle » qui, loin de réaliser les promesses des utopistes ou les rêveries des théoriciens de la paix perpétuelle, semble avoir battu tous les records, notamment grâce aux progrès des moyens d’extermination mais aussi de surveillance, de contrôle social et d’asservissement des hommes. Il y a cependant une véritable difficulté à déterminer un sens précis à la violence, la distinction entre violence et pouvoir et leurs rapports complexes, d’autant que les formes de la violence sont multiples et souvent même pratiquement ignorées : les relations de travail sont marquées presque toujours par une violence ouverte ou souterraine dont ne parlent guère ceux qui font profession de nous alerter contre la montée de la violence.

Labica interroge naturellement la non-violence. Sans oublier de saluer le courage d’un certain nombre de figures héroïques de la non-violence, il en montre les ambigüités – ces non-violents qui n’hésitent pas à faire la guerre – et aussi le caractère souvent velléitaire. La non-violence s’insère dans l’arsenal des armes de combat dont disposent les opprimés mais elle ne peut nullement être l’arme suprême. La non-violence ne l’emporte que sur des dominants affaiblis, des dominants peu sûrs de leur bon droit. Bref la non-violence est une solution à un problème déjà presque résolu. Par contraste la position de Labica à l’égard de la théologie de la libération est plus enthousiaste. Contre ceux qui dénoncent en bloc la violence, Labica entend réhabiliter la violence libératrice, celle qui permet de s’attaquer au système du capitalisme mondialisé. Il montre vigoureusement les tartufferies de la « pacification » libérale du monde et nous invite à comprendre les manifestations de violence réactionnelle, y compris les plus contestables : « nous sommes tous responsables : depuis Bandoeng, la conjonction des menées de l’impérialisme, du vie politique opéré par les régimes réactionnaires dans le monde arabe et les échecs des forces progressistes (communistes, socialistes, nationalistes, républicaines ou laïques), a fait le lit des radicalismes de substitution, et pas uniquement au Proche-Orient et au Moyen-Orient. » (p. 257) La violence n’est cependant pas une politique et même la violence des opprimés peut se révéler contre-productive.

Reste donc à élaborer une stratégie qui combine révolution et démocratie. La violence n’en sera supprimée mais fortement diminuée. Labica conclut en appelant à une « paix libératrice en lieu et place de la violence systémique. » (p.262)

Georges Labica, Théorie de la violence, Jean Vrin, Paris, La Città del sole, Naples, 2007, 264 pages
http://denis-collin.viabloga.com/news/theorie-de-la-violence

 

http://www.nodo50.org/cubasigloXXI/congreso/labica_15abr03.pdf

RENDRE SON ACUITE AU CONCEPT DE REVOLUTION / GEORGES LABICA
“Ils sont bien trop nombreux ceux qui attendent leur tour” (Ernst Bloch)
INDICE
I. Introduction: la thèse.............................................................................................................................. 1
1. UN MONDE DE VIOLENCE...................................................................................................................2
2. LA GUERRE COMME POLITIQUE........................................................................................................4
3. LE CONSTAT DES FAILLITES..............................................................................................................6
4. L'ALTERNATIVE RÉVOLUTIONNAIRE ...............................................................................................10
5. DES RÉSISTANCES ...........................................................................................................................15
6. CONCLUSION : PERSPECTIVES.......................................................................................................20

 

3/3) Intervenir en marxiste: Sur le livre de Georges Labica Démocratie et Révolution
Par Stathis Kouvélakis* (Paris, Le Temps des cerises, 2003)
http://semimarx.free.fr/IMG/pdf/KOUVELAKIS_Intervenir_en_marxiste_sur_Labica_.pdf

* Texte d’un communication présentée le 1er octobre 2004 au Congrès Marx International IV (Université de Paris X Nanterre). Texte publié dans Contretemps n° 13, « Cité(s) en crise. Ségrégations et résistances dans les quartiers populaires », mai 2005, p. 178-184.

Il n’a jamais été simple d’être, ou, pour paraphraser l’un des adages préférés d’Althusser
d’essayer d’être, marxiste en philosophie, ou ailleurs du reste. Pour dire les choses d’une
manière simplifiée, avancer à contre-courant n’est jamais allé de soi, et a rarement facilité la
vie de ceux qui s’y sont essayés autrement qu’au titre d’un éphémère péché de jeunesse. Cela
même si une telle entreprise n’a pas toujours eu à se mesurer à des rapports de forces aussi
défavorables qu’aujourd’hui, dans un pays comme la France, et dans un lieu institutionnel
comme celui dans lequel nous nous trouvons actuellement, l’Université. Pourtant, si essayer
d’être marxiste en théorie n’a jamais été facile, cela ne l’a pas toujours été exactement pour
les mêmes raisons. Là encore, pour parer au plus pressé, il me semble qu’on peut distinguer
deux configurations historiques, que sépare cet événement terminal du « court vingtième
siècle », la fin de l’URSS et du mouvement communiste international tel que nous le
connaissions. Dans la configuration précédente, essayer d’être marxiste en théorie ne signifiait
pas seulement affronter la société capitaliste dans ses mécanismes de légitimation et ses
appareils idéologiques, avec leur formidable capacité d’intimidation et aussi de digestion et
d’intégration des forces de contestation. Cela signifiait aussi, si du moins on tenait à une
certaine unité de la théorie et de la pratique politique qui censé être l’affaire du marxisme,
faire face à une version « officielle » de cette théorie, le marxisme-léninisme ou
« matérialisme dialectique » ou diamat, qui réalisait justement à sa façon cette unité sous une
forme très particulière. La difficulté était donc, en fin de compte, celle d’une « lutte sur deux
fronts », contre l’idéologie et la pensée des dominants bien sûr, et avant tout, mais aussi
contre la dégénérescence du marxisme en simple discours de légitimation d’Etats et
d’appareils contradictoirement issus des expériences révolutionnaires du siècle et les ayant
conduit à l’échec.
Or, l’effondrement de l’URSS s’est également traduit par l’échec de ce pari. Pour le dire
autrement, les orthodoxies ont d’une certaine façon emporté dans leur naufrage les
hétérodoxies, et, de manière encore plus éclatante, les diverses tentatives de réforme interne
que le communisme critique avait entrepris. Ou, pour le dire encore plus brutalement, aucun
« antistalinisme » ne peut survivre à la fin du « stalinisme », sauf à devenir lui-même autre
chose. La réalité massivement vécue comme telle du présent est donc celle d’une défaite non
simplement du stalinisme ou du socialisme soviétique mais de la révolution et du socialisme
tout court.

Le deuil du deuil
C’est ici qu’il faut en venir à une première thèse du livre de Labica. Cette thèse consiste à
dire qu’il faut saluer l’effondrement du socialisme soviétique et de son orthodoxie comme une
libération. Cette thèse est, à mon sens, une thèse forte : elle est forte parce qu’elle est tout
d’abord contre-intuitive. Pourquoi en effet faudrait-il saluer comme une libération ce qui se
présente comme la plus grande défaite des classes dominées depuis plus d’un siècle, défaite
dans laquelle culminent une série d’échecs et de reflux sans précédent pour le mouvement
populaire ? En quoi cette défaite, qui signe à l’évidence la fin de tous les paris théoriques et
politiques qui ont été ceux du « marxisme underground » [1] du siècle passé, peut-elle être
identifiée à une libération ? Mais justement, une thèse n’est pas un constat. Elle a quelque
chose du performatif, de l’acte de parole comme disent les linguistes. Pour le dire autrement,
transformer, ou renverser, pour le dire dans un langage plus dialectique, la défaite en
libération, voilà ce dont il est question dans l’acte de formuler, ou de reprendre, cette thèse.
La proposition peut paraître déroutante, mais, d’une certaine façon, être dérouté est nécessaire
quand il s’agit de produire une possibilité nouvelle, interne au réel mais qui, en même temps,
le dépasse. Quand on y réfléchit, cette proposition est tout simplement la seule qui permette
une rupture avec ce qui, dans une défaite, devient élément de blocage, de régression. Et je ne
parle pas ici des attitudes de démission ou du reniement, mais de tout ce qui, y compris parmi
celles et ceux qui ont refusé de baisser les bras, contribue à maintenir la tête sous l’eau. A
savoir toutes les attitudes de culpabilité, d’autoflagellation et, surtout, de deuil interminable,
qui devient complaisance dans l’attitude du vaincu. Bref de tout ce que le marxiste lacanien
Slavoj Zizek a à mon sens correctement désigné comme le « narcissisme de la défaite »,
particulièrement répandu dans une certaine gauche.
Pour soutenir cette thèse, le livre de Labica offre un certain nombre d’outils ou de
munitions, comme on voudra. Je commencerai tout d’abord par ce qui ne me semble pas la
moindre, mais que d’aucuns auront certainement trouvé incommodante, voire inconvenante, à
savoir sa forme. D’abord il y a le style, familier à ceux qui connaissent Labica, mais qu’on
trouve ici dans une version radicalisée, à savoir un mélange de gouaille et d’élégance, un sens
de la formule joint à une bonne dose d’ironie, une rigueur conceptuelle entremêlée à un
lyrisme contenu. Puis, il y a l’organisation à proprement parler du matériau, la structure
disons de l’ouvrage. Précisons-le immédiatement, pour celles et ceux qui n’en auraient pas
pris connaissance, qu’il s’agit d’un ensemble d’articles et de textes écrits à des occasions et
des dates diverses, sans l’intention préalable d’en faire un ouvrage. Simple assemblage donc
de fragments disjoints ? Pas exactement, car, sans vouloir forcer le trait, toutes les pièces ont
ceci de commun, qu’elles sont conçues comme autant d’interventions dans des conjonctures
déterminées, visant à produire quelques effets particuliers sur lesquels nous dirons quelques
mots dans un instant. Relevons toutefois qu’une conception bien précise de la théorie, plus
exactement de la philosophie, se trouve en jeu ici. Une conception qui hérite de l’acquis du
marxisme underground de la période précédente, et qui consiste à dire que la philosophie n’a
pas d’objet, qu’elle n’est pas l’énoncé des lois universelles de la nature et de l’histoire comme
le prétendait le diamat, ni même une ontologie critique ou une entreprise systématique de
refonte dialectique de catégories déjà existantes comme l’ont tenté par exemple, et
respectivement, Lukacs et Sartre. Elle n’est pas autre chose qu’une intervention dans une
situation précise, qui vise à en déplacer les lignes de démarcation pour contrecarrer les effets
de l’idéologie dominante et ouvrir sur des possibilités nouvelles, dont l’enjeu est clairement
politique et le terrain celui de la lutte idéologique.
[1] Cf. Pour reprendre une expression d’un autre ouvrage G. Labica, Le marxisme léninisme, Bruno Huisman, Paris, 1984.


A ceci, qui est un héritage d’Althusser, vous l’aurez sans doute compris, il convient sans
doute d’apporter une rectification, que Labica a formulée dans ses écrits antérieurs [2] et qui
constitue, me semble-t-il, la toile de fond, de ce livre : le statut de l’intervention en question,
contrairement à ce qu’Althusser a jusqu’au bout maintenu, n’est pas celui d’une philosophie
marxiste ou pour le marxisme, mais celui d’une « sortie de la philosophie », l’Ausgang dont
parlent Marx et Engels dans l’Idéologie allemande. Une sortie que je comprends pour ma part
comme une traversée de la philosophie orientée vers son dépassement. Dépassement non pas
dans le sens d’une transcroissance de la philosophie en science universelle, car cela ne ferait
que reconduire le phantasme traditionnel de la métaphysique, mais en tant que reprise de tous
les éléments de fracture, de toutes les limites et les béances internes au champ de la
philosophie. Cette reprise s’opère à partir d’une position théorique qui lui demeure
irréductible, celle du matérialisme historique, mixte radicalement inédit et hybride de théorie
et de pratique, ou, si on veut de production de connaissance, sous condition d’intervention
dans le terrain de la lutte idéologique, à partir donc d’une position nécessairement,
inévitablement, partiale et partisane.
Venons en à présent aux axes de l’intervention théorique tels que nous propose cet
ouvrage : j’en distinguerai trois, qui correspondent, grosso modo, aux trois parties qui le
composent : le langage, les notions clé de l’idéologie dominante, l’hypothèse politique.

[2] Cf. plus particulièrement G. Labica, La statut marxiste de la philosophie, Paris, PUF, 1976.


Intervenir dans le langage
Commençons part le langage, point de départ obligé d’une certaine façon d’une
intervention marxiste en théorie, telle qu’elle a été esquissée auparavant. Pourquoi ? Tout
d’abord, parce que, pour un marxiste, le langage n’est pas un instrument neutre, ni comme le
veut Habermas, un médium orienté, sur un plan transcendantal, vers l’intercompréhension et
le consensus entre les humains. Le langage, dans la moindre de ses unités et de ses
articulations, est la cristallisation la plus évidente du « sens commun » (Gramsci) d’une
époque et d’une culture. Il véhicule une multiplicité contradictoire et incohérente de
conceptions du monde en leur permettant de se déposer, de se sédimenter dans toute son
épaisseur matérielle. Mais par là même, le langage rend ces conceptions du monde actives, il
leur confère d’emblée un statut pratique, agissant, conflictuel. C’est pourquoi le langage est
de part en part idéologique, enjeu et terrain primordial donc de l’intervention théoricopolitique.
Car, on l’aura compris, la théorie, la théorie marxiste en l’occurrence, n’est pas
extérieure à l’idéologie. C’est en intervenant justement dans le terrain conflictuel du langage,
pour en déplacer les lignes de force, que la théorie peut produire de la connaissance. Ou, pour
le dire autrement, on n’accède pas à la connaissance, ni à la pratique politique
« directement », mais bien à travers le langage et à travers l’idéologie.


Voilà donc pourquoi dans cet ouvrage Labica s’acharne, avec les armes à la fois du
concept et du style, sur les mots. Voilà pourquoi distinguer ou opposer, par exemple,
« américain » à « étatsunien » n’est pas un simple jeu. Pourquoi parler de « frappes
chirurgicales », de « dommages collatéraux » ou de « sécurisation d’objectifs » est en soi un
acte violent et une déclaration de guerre. Pourquoi s’en prendre à la prolifération incontrôlé
du vocabulaire « citoyen », aux anglicismes et à toutes ces euphémisations qui transforment,
comme par magie, un « ouvrier » en « opérateur de saisie » et un balayeur en « technicien de
surface » ne relève pas du fétichisme des mots, et ne se laisse pas réduire à une affaire de goût
et d’opinion. C’est une intervention proprement théorique, visant un effet de vérité et que tous
les militants font du reste dans leur pratique quotidienne, en cela qu’elle attaque les
fondements de l’hégémonie idéologique actuelle, c’est-à-dire la manière dont les rapports
sociaux les plus quotidiens sont dits. Et pour être agis, et éventuellement transformés, ces
rapports doivent nécessairement être dits. Cette hégémonie a aujourd’hui un nom, c’est le
libéralisme, économique et politique. Or, la langue de cette hégémonie a ceci de particulier,
qu’elle vise, à travers le vocabulaire omniprésent du consensus, à rendre impossible la diction,
et donc l’expression, du conflit et du clivage social. Elle initie en ce sens la destruction du
politique, qui est, comme le souligne avec force Labica, la marque distinctive de la victoire du
libéralisme, à laquelle elle fournit un formidable fondement pratique. Elle détruit la politique
pour lui substituer la gestion, ou la « gouvernance » comme on dit aujourd’hui, de même
qu’elle détruit la pensée pour lui substituer la « pensée unique », c’est-à-dire la non-pensée.
Inversement, la lutte contre cette hégémonie, commence par la lutte dans et contre ce
langage. La lutte contre certains mots, et pour certains autres, que les précédents ont pour
fonction d’éliminer, comme bien entendu, les mots de « classes », d’« ouvrier », de
« peuple », d’« impérialisme ». Mais dans cette lutte dans les mots, il n’y pas simplement
l’attaque frontale, il y a aussi le détournement, l’ironie, le retournement des mots contre euxmêmes,
bref il y a tout une guérilla linguistique qui se met en place. C’est pourquoi on
trouvera dans ce livre également des poèmes, des rengaines, voire de véritables catalogues à
la Prévert comme le morceau d’anthologie titré « consensus », qui d’une certaine façon
résume tout.


Intervenir dans et contre le droit
L’intervention théorique dans l’idéologie ne se résume pas, toutefois, au langage
« ordinaire », qui reste marqué par les contradictions et les incohérences du sens commun.
Elle nécessite un niveau supérieur, plus abstrait et plus systématique, qui unifie les formes
idéologiques, leur permet de communiquer et de concentrer leurs effets. Ces formes
idéologiques plus sophistiquées cimentent l’hégémonie d’un groupe déterminé et elles sont
l’affaires de spécialistes, qui sont les intellectuels organiques propres à ce groupe. Dans la
société capitaliste, c’est le droit qui fournit cette matrice idéologique. C’est pourquoi critiquer
le droit c’est s’en prendre au point fort, au cœur de l’idéologie dominante. Là encore, critiquer
le droit en marxiste, ce n’est pas le dénoncer comme un entreprise de manipulation, c’est s’en
prendre à ses prétentions fondatrices, fondées sur le mythe d’une société civile autonome et
d’une sphère privée dont il censé garantir l’inviolabilité. Cela revient à révéler le caractère
étatique du droit, et le caractère proprement politique de ses enjeux, qu’il dissimule tout en les
formulant, au sens strict : en leur donnant forme. C’est comprendre, plus précisément, que, du
fait de son caractère étatique et de sa subordination politique, le droit n’est pas l’opposé de
l’illégalité, mais le moyen même de sa constitution et de sa transformation en fonction des
conjonctures. Qu’il n’est pas l’opposé de la violence mais sa codification, le traçage et le
déplacement continu de ses frontières ainsi que sa captation « légitime » par les appareils
d’Etat. Que l’existence d’un Etat dit de droit ne met donc pas un terme à la question de la
contre-violence des dominés mais qu’il en modifie les formes et les conditions, depuis les
divers illégalismes populaires, tantôt individuels tantôt plus collectifs, jusqu’à la violence de
masse qui est le signe infaillible des situations révolutionnaires. Non pas, il faut le souligner,
parce que tel serait le choix des acteurs de la révolution, mais parce qu’elle est imposée par la
violence des classes menacées dans leur domination et par l’action des appareils répressifs qui
en concentrent l’usage.


L’hypothèse politique
Cette question de la violence, grand refoulé de l’actuelle domination libérale, m’amène
tout naturellement à celle de l’hypothèse politique qui sous-tend cette intervention théorique.
Car la reconnaissance du caractère pratique de l’intervention dans l’idéologie, dans la langue
et les catégories de l’hégémonie dominante, demande à être conduit à son terme, c’est-à-dire à
sa traduction politique comme formulation des conditions de la contre-hégémonie des classes
dominées. C’est ainsi en effet que se comprend l’« effectivité », la « réalité ou la puissance de
la pensée » pour reprendre les formulations de Marx dans les Thèses sur Feuerbach [3]. Cette
hypothèse politique est simple à énoncer, comme toutes les thèses fortes, mais ses
implications et conséquences sont nombreuses. Je la formulerai pour ma part en ces termes :
avec l’effondrement de l’URSS et la défaite des expériences révolutionnaires du 20e siècle, il
n’y plus désormais qu’un seul adversaire, dépourvu de contrepoids, brisant ses régulations
internes et libérant ses pulsions les plus meurtrières et destructrices. Contre cet adversaire se
lèvent donc des forces immenses, mais diverses, multiformes et même hétérogènes, dont la
convergence ne saurait en aucun cas être considérée comme spontanément acquise ou
garantie. Tel est justement l’objet de l’hypothèse politique à proprement parler, penser les
modalités de cette convergence, les conditions de leur constitution en bloc hégémonique
capable de remporter la victoire.
Sur quoi peut donc s’appuyer cettte hypothèse ? Quels sont, pour le dire autrement, à
l’intérieur même de l’hégémonie libérale actuelle les lignes de fractures, les éléments présents
à l’intérieur même du sens commun des dominés qui permettent de formuler une proposition
contre-hégémonique ? C’est, nous dit Labica, la montée de l’exigence démocratique, de
manière à la fois diffuse et universelle, et qui est la grande et dure leçon des expériences
passées, y compris de l’échec des régimes issus des révolutions populaires. C’est pourquoi,
affirme Labica cette exigence est plus instruite et plus consciente qu’elle ne l’a jamais été
auparavant. Or, le néolibéralisme, même s’il feint d’en respecter, voire d’en étendre les
formes, est l’ennemi et le fossoyeur de la démocratie et même de la politique en tant que telle.
La reprise et la consolidation des processus de démocratisation ne sont pas simplement des
moyens de résister. Ce sont aussi les voies de la contre-offensive car, pour rester effectif, le
processus démocratique doit s’attaquer à la propriété privée et à l’Etat qui en concentre
politiquement le pouvoir social. Poser la question de la démocratie, d’une démocratie
effective et victorieuse, c’est donc, immanquablement, poser la question du pouvoir, et cela
contre toutes les thèses libertaires aujourd’hui en vogue, qui ne peuvent se passer de ce même
« pouvoir » oppresseur face auquel elles en appellent à l’affirmation des « contrepouvoirs » et
autres « désirs » des « multitudes .
C’est sur le terrain mais aussi dans la finalité de la démocratie que peuvent converger les
forces sociales multiples que l’emprise du capital dresse contre elle, et qu’aucune forme
organisationnelle ne peut à elle seule contenir. C’est enfin sur ce terrain que se décide en fin
de compte la question de la violence révolutionnaire, non pas simplement de manière
défensive, comme moyen de défense contre la violence des minorités exploiteuses mais aussi
comme rupture de légalité, moment de suspension du droit, qui marque l’instauration d’un
ordre nouveau, comme Kant l’avait déjà fort bien dit à propos de la Révolution française. Une
démocratie donc, on l’aura compris, qui émerge entièrement refaçonnée du processus même
de son déploiement concret, non pas donc, à la manière des libéraux, comme régime politique
ou règles procédurales mais comme ensemble de pratiques traduisant la capacité expansive de
la politique.
Démocratie et révolution, pour reprendre le titre de l’ouvrage, sont donc inséparables en
ce qu’elles sont distinctes, non parce qu’elles seraient deux choses différentes, mais parce
qu’elles désignent le même processus sous une double modalité, c’est à dire dans le
mouvement même de son déploiement.
[3] Auxquelles Labica a consacré un ouvrage entier ; cf. G. Labica, Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987.

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D.Collin,08) Republique sociale & Communisme

La république sociale, un maillon nécessaire pour repenser l’émancipation

par Denis Collin, Lundi 27/10/2008


Depuis quelques années, j’ai entamé un travail visant à reformuler une politique de l’émancipation humaine en prenant au sérieux les ambitions du communisme de Marx[1] –en finir avec l’exploitation et la domination– tout en tirant le bilan de la faillite du communisme historique, de ce « socialisme réel » qui semble avoir jeté l’opprobre sur tout projet révolutionnaire. À cette fin la tradition de la philosophie politique classique républicaniste, de la politique aristotélicienne au républicanisme italien (de Marsile de Padoue à Machiavel) pour finir par Spinoza, Rousseau et Kant, me semble un outil indispensable, non pour un improbable « retour à » mais pour élaborer une synthèse qui dépasse l’incapacité du marxisme de la tradition à penser proprement la normativité politique. L’union de la tradition communiste et de la tradition républicaniste ne peut guère être mieux incarnée que dans la formule de la « république sociale », une formule « algébrique » que les ouvriers parisiens inventèrent dans le mouvement qui devait mener aux tragiques journées de juin 1848, une formule qui trouva sa première mise en œuvre dans la Commune de Paris de 1871 : « Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[2] »

[1] Voir Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, Paris, 1997), Morale et Justice Sociale (Seuil, Paris, 2001), Revive la République (Armand Colin, Paris, 2005).

[2] K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332.

*

Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république égalitaire d’où la domination est exclue. Marx reviendra à plusieurs reprises sur ces questions, mais sous une forme différente. Quand il commence à envisager le passage pacifique au socialisme et énonce l’idée que la république parlementaire pourrait devenir la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie. Mais ces intuitions ne recevront jamais d’élaboration systématique et la question de l’organisation de la communauté politique en tant que telle a été effacée de l’horizon du marxisme au profit de l’unique question de la prise du pouvoir soit par la voie révolutionnaire soit en se moulant dans les institutions existantes – fussent-elles monarchiques. Si le capitalisme doit être remplacé par les « producteurs associés », la question de l’organisation politique finit par se dissoudre d’elle-même et c’est sans doute cela que Marx entendait par « dépérissement de l’État ». Tout cela nous renvoie aux béances de la théorie marxienne, béances qui, en elles-mêmes, sont assez naturelles mais deviennent très ennuyeuses quand la théorie en question présentée comme une théorie achevée ayant des réponses construites pour toutes les questions que peuvent se poser des militants engagés dans un travail pour transformer radicalement les rapports sociaux et les conditions de vie des individus. Le plan initial du Capital devait comprendre un livre sur les classes sociales et un livre sur l’État et c’est très regrettable bien que sans doute pas fortuit que ces deux livres manquent ! « L’histoire jusqu’à nous jours est l’histoire de la lutte des classes » et nous n’avons rien de sérieux sur les classes sociales dans la grande œuvre qu’est Le Capital ! Et si la question clé est celle de l’État comme le répètent les marxistes, il est très ennuyeux que le seul travail à peu près systématique que Marx ait consacré à l’État du point de vue théorique soit constitué par les manuscrits inachevés de la critique du droit politique hégélien, textes de jeunesse écrits à une époque où Marx n’était pas encore communiste…

 

Cette situation n’est certes pas l’explication ultime de la faillite du communisme historique, mais elle permet de comprendre un peu mieux pourquoi les marxistes les plus courageux et les plus intelligents (pensons à Lénine, Trotski et leurs camarades) ont été dans l’incapacité de comprendre les tâches politiques qui étaient véritablement les leurs. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel. Contentons-nous d’en signaler quelques points saillants.

 

La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de l’État et la révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du « peuple en armes » – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste. L’organisateur de l’Armée Rouge, Trotski, s’est ainsi heurté aux « gauchistes » du parti bolchevik (Staline en tête) sur la question de l’utilisation des « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire des officiers de l’armée tsariste. Au-delà de la question militaire stricte, il fallut bien vite admettre qu’on ne pouvait pas exercer le pouvoir politique sans reprendre largement les structures et les hommes de l’ancien État. L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre. Les révisions stratégiques de Lénine et le tournant vers la NEP confirment que toute société a besoin d’un État stable, apte à garantir la sûreté des citoyens et que l’appareil d’État accomplit des fonctions nécessaires pour toutes les classes de la société.

 

L’anti-parlementarisme que Marx proférait vigoureusement dans La guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire « suppression du parlementarisme ». Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à parole que sont les organismes représentatifs en assemblées agissantes.[3] Il s’agit purement et simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) en une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.

 

L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et « société civile » constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit : Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un « pouvoir spécial » de répression ![4] Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse « démocratique » ont construit un appareil d’État dans lequel le « pouvoir spécial de répression » a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société civile comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires. Sous couvert de dépérissement de l’État, de son « extinction » c’est en fait l’invasion par l’État de toutes les sphères de la vie, sociale comme privée, qui est rendue possible, avec une légitimation idéologique classique : l’État devenant l’État du peuple tout entier, il n’est plus à craindre (celui qui le craint ne peut donc qu’être un ennemi du peuple !)

[3] Lénine, L’État et la révolution, œuvres choisies en 3 volumes, tome 2, éditions du Progrès, Moscou, 1968, p. 323.

[4] Lénine, op. cit., p. 320.

**

La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. Les interventions conjoncturelles de Marx sur cette question égarent plus qu’elles n’ouvrent le chemin, comme la régression dans l’utopie de l’extinction de l’État et d’un au-delà du droit ont finalement joué le rôle d’idéologie de la montée d’une nouvelle classe ou caste dominante dans les pays dits socialistes. Plus précisément, c’est d’abord voulu transformé ces interventions conjoncturelles et souvent très polémiques en « théorie scientifique » qui constitue la faute majeure des marxistes, d’autant qu’il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans le Capital et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha.

 

La perspective du dépérissement de l’État et de la fin du politique en tant que tel est une perspective directement issue de l’anarchisme individualiste et représente sans doute une expression des influences non négligeables de Proudhon et Stirner sur la pensée de Marx. Mais cette perspective ultra-individualiste est soit purement utopique soit franchement catastrophique. Le communisme historique se fixait comme but avec la fin de la division de la société en classe, la fin de l’État conçu uniquement comme instrument d’oppression d’une classe sur une autre. Si on veut reconstruire une pensée communiste sérieuse aujourd’hui, il me semble qu’on peut laisser dans les « poubelles de l’histoire » toute cette partie de la pensée de Marx et du marxisme. L’objectif d’un nouveau communisme ne devrait pas être de construire une société d’individus absolument souverains mais de construire une nouvelle forme de communauté politique, réconciliant la liberté des individus avec le souci du bien commun et redonnant tout son sens à la « polis » ou à ce que Machiavel appelait encore le « vivere civile ». Et c’est précisément en ceci que le mot d’ordre de la « république sociale » peut redevenir une forme saisissable par le plus grand nombre, un instrument de combat politique vivant, car il remet au centre des préoccupations politiques le « vivere civile » en opposition au souci unique de la réussite et de la consommation individuelle.

 

Les républicanistes contemporains (comme Quentin Skinner Philip Pettit dans le monde anglo-saxon ou Jean-Fabien Spitz en France) définissent l’idéal républicain à partir de sa conception de la liberté. La république est l’organisation de la liberté comme non domination. Ils distinguent cet idéal de deux idéaux concurrents, l’idéal issu de la conception antique qui fait de la liberté l’autoréalisation du citoyen dans vie publique et, d’autre part, l’idéal libéral qui fait résider la liberté dans la non-ingérence du pouvoir politique dans les affaires privées. L’idéal antique n’est plus acceptable parce qu’il suppose des sociétés relativement homogènes (par exemple sur le plan des croyances religieuses) et parce qu’il accorde trop peu de place aux intérêts privés et aux genres de vie à l’écart de la vie publique. L’idéal libéral doit également être écarté parce qu’il peut s’accommoder de la domination « librement consentie » et qu’il sépare les citoyens de la communauté à laquelle ils appartiennent, celle-ci étant conçue comme un fardeau nécessaire. Il y aurait beaucoup à dire sur cette classification et notamment sur la tentative d’opposer le républicanisme moderne et ce qu’on appelle (sans depuis les travaux de Baron) « l’humanisme civique » dont les auteurs florentins de la renaissance sont les meilleurs représentants. Les classifications, aussi utiles soient-elles, peuvent aussi être d’excellents moyens de ne plus rien reconnaître. Mais provisoirement je propose de retenir cette classification.

 

En tant qu’il promeut la liberté comme non domination, le républicanisme permet tout d’abord de réconcilier l’individu et la communauté politique. À la différence des libéraux, les républicains considèrent que l’intervention de l’État n’est pas forcément opposée à la liberté individuelle mais bien souvent en est le meilleur garant. Par exemple quand des lois sociales protègent les ouvriers contre l’arbitraire patronal, incontestablement la loi intervient pour rétablir un peu d’égalité entre le salarié et son employeur et limiter la domination que le patron exerce en vertu du rapport salarial qui est un « contrat de soumission ». Quand la loi oblige les parents à envoyer leurs enfants à l’école, elle défend les libertés des enfants et en premier lieu leur droit à l’instruction contre l’arbitraire des parents qui pourraient être tentés d’envoyer leurs enfants au travail plutôt que de les laisser apprendre la littérature ou les mathématiques. Et ainsi de suite. Les libéraux (et de ce point de vue Hobbes est le premier des libéraux !) pensent que liberté et loi s’opposent alors que les républicanistes considèrent que la liberté est toujours la liberté par la loi – un thème que Rousseau développe avec une grande force dans le Contrat Social. Alors que les libéraux (surtout les libéraux hobbesiens ou les libertariens à la Nozick qui pensent exactement la chose) soutiennent que les individus n’aiment pas la vie sociale et qu’ils cherchent à mener des existences séparées, n’acceptant les contraintes de la vie commune que comme un pis-aller justifié par le choix rationnel de l’égoïste calculateur, les républicanistes pensent que les hommes sont fondamentalement des êtres sociaux ou des « animaux politiques » pour reprendre la célèbre expression d’Aristote. La communauté politique forme précisément cette organisation humaine qui permet à l’individu de s’émanciper d’une tutelle familiale qui serait trop pesante si elle n’avait pas de contrepoids tout en restant membre d’une communauté effective et non de cette communauté abstraite qu’est l’humanité tout entière.

 

Du même coup, le républicanisme fonde un sentiment du devoir envers la communauté politique à laquelle on appartient, un patriotisme (qui est l’amour des hommes plus que celui de la terre, selon Rousseau) respectueux des patriotismes des autres peuples. Inversement, comme Hobbes le montre avec brio, la conception purement instrumentale de l’ordre politique échoue à fonder quelque patriotisme que ce soit : on trouve même chez Hobbes un véritable éloge de la trahison et de la collaboration avec l’ennemi dès lors que le souverain envers qui on avait donné sa parole est défait par les armes. À la place du patriotisme, les libéraux usent largement du chauvinisme de grande puissance. Puisque rien ne lie les hommes que l’intérêt égoïste et la soumission à un pouvoir commun qui les tient en respect, dans l’arène internationale où ce pouvoir commun n’existe pas, le droit de nature hobbesien est restauré dans toute sa force et les droits des États s’étend aussi loin que s’étend leur puissance. L’État devenant l’instrument des intérêts des groupes dominants devient, dès qu’il le peut un État impérialiste. Notons, en passant, que Hannah Arendt avait fort justement remarqué ce lien qui conduit de la conception hobbesienne du pouvoir politique à l’impérialisme (voir L’impérialisme, deuxième partie de son travail sur Les origines du totalitarisme).

 

Que le républicanisme soit un idéal communautaire, voilà qui semble à peu près évident. Il n’est pas non plus très difficile de montrer qu’il peut constituer un idéal égalitaire et qu’il pousse au radicalisme social – ainsi que le fait judicieusement remarquer Philip Pettit dans son livre Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford Université Press, 1997). Si on définit la liberté comme non domination, toutes les formes d’oppression nées sur le terrain des rapports de travail perdent par voie de conséquence toute possibilité de justification. Comme Rousseau (mais aussi la plupart des grands auteurs républicanistes) l’a noté, le maintien du contrat social suppose une assez large égalité : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme et personne ne doit être si pauvre qu’il soit contraint de se vendre. Les excès de la richesse (la chrématistique) sont les pires ennemis de la république et une société bien ordonnée doit d’abord garantir à tous un honnête bien-être, la vie décente que défendra George Orwell. La forme républicaine est compatible avec un marché sur lequel des producteurs indépendants ou des coopératives échangent leurs productions en vue de la satisfaction des besoins de tous, mais par construction (et par tradition) elle est plutôt naturellement hostile au capitalisme.

 

Évidemment, les républiques ayant réellement existé ne sont pas toujours, loin de là, conformes à l’idéal des penseurs républicanistes. Mais dans leurs meilleurs moments, c’est-à-dire quand elles étaient sous le pression du peuple des travailleurs, par exemple pendant les années « chaudes » de la première république française ou dans les moments fondateurs de la IIIe république (entre 1880 et 1910) ou encore à la Libération, toutes ces questions ont été posées avec vigueur, montrant que la république n’est pas simplement une « technique » d’organisation des pouvoirs publics mais qu’elle tend spontanément à se remplir d’un contenu social avancé. Ainsi, la loi sur les subsistances défendues avec force par Robespierre (pourtant un fervent partisan de la propriété privée et de la libre entreprise) posait déjà la question du contenu social de la République. Les droits sociaux inclus dans les constitutions française et italienne au lendemain de la seconde guerre mondiale en sont un autre exemple éclairant. Je me contente de reprendre ici l’analyse que j’ai faite dans Revive la République : « La République sociale, en France, est reconnue comme principe dans la Constitution depuis 1946. Ce n’est pas seulement une étiquette privée de contenu. Le préambule – un texte qui est maintenu dans la constitution de 1958 – complète la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en définissant des droits sociaux (les « droits-créances »). Ces droits-créances sont d’abord des protections que l’État doit accorder aux citoyens, des protections qui permettent une vie digne en garantissant à tous ces biens que chacun désire quelles que soient par ailleurs ses propres conceptions du bonheur – ce que John Rawls appelle encore les biens sociaux primaires.

 

Énumérons ces droits fondamentaux de notre république laïque, démocratique et sociale. Après avoir réaffirmé la validité de la déclaration des droits de 1789, le préambule de la constitution de 1946 commence par affirmer l’égalité de droit des hommes et des femmes dans tous les domaines. C’est bien le moins. Même si trois décennies seront encore nécessaires pour que cette égalité proclamée devienne une réalité juridique – puisque la femme mariée restait soumise à son mari et que les dernières de discrimination légale entre les époux n’ont été supprimées du code civil que dans les premières années de la présidence de François Mitterrand.

 

Le préambule continue en affirmant le droit d’asile pour tous ceux qui sont persécutés en raison de leur action en faveur de la liberté. Un droit qu’on ne cesse de rogner aujourd’hui alors que sa portée politique est considérable : offrir le droit d’asile aux « combattants de la liberté », c’est donner une réalité effective aux droits de 1789 quand ils proclament que la « résistance à l’oppression » est un des droits fondamentaux.

 

Le plus épineux vient ensuite : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. » Le devoir de travailler : c’est l’antique précepte « qui ne travaille pas ne mange pas », un précepte de la tradition juive, repris par saint Paul … et par le socialisme et le communisme. « L’oisif ira loger ailleurs » dit « L’internationale ». Cela veut dire que personne ne peut vivre de ses rentes. Prenons cela au sérieux : pour garantir le devoir de travailler, il faut s’en prendre à l’argent qui se gagne en dormant, à la spéculation. Mais le dividende, ce prototype de l’argent qui se gagne en dormant, est l’essence même du mode de production capitaliste. Le devoir pour chacun de travailler est donc, en son fonds, incompatible avec une société fondée sur la séparation de ses membres entre, d’un côté, les possesseurs de capital et, de l’autre, ceux qui pour vivre ne peuvent rien faire d’autre que vendre leur force de travail.

 

Poursuivons. Le devoir de travailler ne peut exister sans le droit à obtenir un emploi. Que faut-il entendre par là ? La vieille revendication de la révolution de 1848 sur le « droit au travail » signifie que la « société » – c’est-à-dire les pouvoirs publics – doit faire ce qui est nécessaire pour permettre à chacun de vivre de son travail. Significativement, le projet de « traité constitutionnel » pour l’Europe a remplacé le droit d’obtenir un emploi par « le droit de travailler (II-15-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-15-2). Alors que, dans le contexte du préambule de 1946, le droit d’obtenir un emploi est clairement un droit-créance, c’est-à-dire un droit par lequel l’individu peut exiger quelque chose de la société, le droit de travailler est une sinistre plaisanterie quand il s’accompagne de la liberté de chercher un emploi : les millions de chômeurs qui font la queue dans les files d’attente des agences pour l’emploi et des entreprises d’intérim exerceraient donc un droit constitutionnel fondamental ! Ils seront certainement heureux de l’apprendre. Il reste que le droit d’obtenir un emploi peut lui aussi apparaître comme une mauvaise plaisanterie dans un pays comme la France qui connaît un chômage de masse depuis maintenant trois décennies. En effet, l’existence d’un marché du travail dominé par les capitalistes rend ce droit assez illusoire. Il s’est longtemps limité à la protection contre les licenciements par une législation systématiquement mise en pièces aujourd’hui et par l’indemnisation du chômage : le chômage indemnisé n’est pas la réalisation du droit au travail, mais c’est la reconnaissance indirecte de ce droit : faute d’avoir un travail à offrir, la collectivité dédommage le chômeur. Mais depuis une vingtaine d’années, même ce droit limité a été aboli dans les faits. Le changement du mode d’accumulation et de régulation du capitalisme, d’une part, la possibilité ouverte d’une attaque frontale contre les acquis ouvriers, d’autre part, ont réduit le « droit au travail », dans le meilleur des cas, à une simple assistance charitable aux indigents (genre RMI + restaus du cœur !). Le capital ne s’accommode du « droit au travail » que tant que les circonstances et le taux de profit le permettent.

 

En réalité, pour garantir le droit au travail pour tous, il faudrait que l’allocation des ressources en travail puisse être, ô horreur, planifiée centralement, par une sorte d’échelle mobile des heures de travail : on répartirait la quantité de travail disponible entre tous les salariés. C’est ce qu’ont tenté les socialistes avec la mise en place des « 35 heures », mais dans des conditions très particulières qui ont fini par saper à la base cette bonne idée[5]. C’est en effet une disposition qui ne peut être mise en œuvre que si on est décidé à tailler dans le vif du profit capitaliste. »

[5]Voir Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès, 2001.

 

Dans le chaos politique présent, avec l’épouvantable décomposition des anciennes organisations du mouvement ouvrier, les électeurs votent au gré des spectacles offerts par les grands partis des systèmes bipartites dominants et on pourrait croire que les idéaux républicains traditionnels sont oubliés. Il n’en est rien : les mêmes salariés qui votent éventuellement pour la « gauche caviar », celle de Delanoë ou celle de Veltroni ou pour la droite populiste de Sarkozy ou Berlusconi, voire pour le FN ou la Lega Nord sont en même temps généralement très attachés aux systèmes de santé et de retraites basés sur la solidarité collective. Ils veulent que l’État garantisse une bonne éducation pour leurs enfants et que leurs droits collectifs soient protégés. Le discours autoritaire d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi marche non pas parce que les citoyens seraient massivement devenus des conservateurs gagnés au dogme libériste mais tout simplement parce que dans le discours d’ordre ils espèrent entendre le discours de la protection du citoyen par la loi. Ils se trompent sans aucun doute, mais cette erreur est bien compréhensible quand en face d’eux ils ne trouvent qu’une fausse gauche entièrement gagnée au libéralisme le plus échevelé, assaisonné éventuellement de quelques politiques d’aide aux exclus qui aggravent les divisions au sein des classes laborieuses – y compris les travailleurs indépendants ou semi-indépendants. Comme, en outre, l’union de la droite et de la gauche, le système UMPS en France ou « Veltrusconi » en Italie, est entièrement européiste et organise la destruction méthodique des États-nations, il est assez naturel et assez sain que les peuples cherchent à résister et à défendre leur souveraineté contre le système d’empire qui s’étend sur l’Europe et qui nous ramène très loin en arrière, avant même la renaissance et l’affirmation des États-nations.

 

S’il y avait en France ou en Italie un parti réellement communiste, réellement national et réellement populaire, il s’appuierait sur ce fond au lieu de courir après les dernières modes, de remplacer les défilés revendicatifs du 1er mai par la « gay pride » et de substituer la fête chez les petits bourgeois au patient travail de construction d’une force politique sérieuse. Le républicanisme, qu’on peut résumer par la formule marxienne de « la république sociale » permet de faire le pont entre l’état d’esprit actuel de la grande majorité de nos concitoyens et l’idéal ambitieux d’une société communiste. Le nom « communiste » a été largement discrédité en raison de la faillite du communisme du XXe siècle et de l’incessant matraquage de la propagande des puissants de droite … et de gauche. Mais le contenu émancipateur dont ce mot a été longtemps le porteur peut se retrouver au moins partiellement dans les idéaux de la tradition républicaine et par là il peut redevenir véritablement populaire. Pour Marx ou pour un marxiste orthodoxe l’idée d’une république communiste aurait été prise pour une absurdité puisque le communisme était censé n’advenir qu’après l’extinction de toutes les formes d’organisation politique. Mais aujourd’hui la perspective d’un communisme républicain pourrait bien ne plus être considérée comme un oxymore. D’Aristote à Rousseau, nous avons appris que dans la polis ou dans la république doit exister entre les citoyens une amitié (philia) civique qui se fonde sur l’existence d’un bien commun (« entre amis tout est commun » dit le proverbe loué par Aristote et Cicéron). Nous savons aussi que le bonheur est d’abord ce bonheur de vivre ensemble que seul le citoyen peut vraiment apprécier. Le communisme que nous pouvons reconstruire n’est donc pas une invention sortie d’un cerveau génial, mais plus simplement la reprise et la renaissance d’une vieille tradition, la meilleure dont nous ayons hérité et qu’on essaie d’enfouir sous le verbiage de la conception procédurale de la politique et autres calembredaines de la même farine. (27 juillet 2008 / Denis COLLIN)

Commentaires / par carnifex le Mercredi 29/10/2008 à 20:05

+1 pour la quasi totalité de cet article. /J'ajouterai un commentaire sur un des rares points sur lesquels je suis peut-être en désaccord avec son auteur. La démocratie - l'exercice du pouvoir par le peuple, plutôt que par une oligarchie -, pas plus que l'égalité ou le socialisme, n'est à jeter. Ce que l'on peut reprocher à l'URSS, c'est précisément que ses réprésentants, et non le prolétariat, exerçaient le pouvoir. Le Rousseau du contrat social n'avait pas seulement compris que liberté civile et égalité sont synonymes plus qu'antonymes, il critique également le système représentatif. Le préambule de 1946 est en effet excellent, et c'est à mon avis faute d'avoir été suffisamment démocratique que notre république a cessé d'être laïque et sociale.

 

par regis le Lundi 03/11/2008 à 03:38

Intéressant, comme d’habitude, la pensée de Marx s’enrichissait de la vivante leçon de la lutte des classes qui se déroulait sous ses yeux. Comme vous le soulignez, sa réflexion s’est enrichie avec la Commune. Et sur ce point « briser la machine de l’Etat » reste actuel : que faire d’autre que du bonapartisme au service du capital de la constitution de la Vième république, par exemple ? Faut-il garder ce parlementarisme qui s’est toujours trop bien accommodé du capital ? Ou, à l’instar de la Commune instaurer mandat impératif, révocabilité, limitation des émoluments des représentants (qui par leur mode de vie sont très éloignés des salariés) ? Briser la machine de l’Etat ne signifie pas laisser un vide béant dont la politique a horreur. La question d’une représentation authentiquement populaire a bien été posée par la Commune en « brisant l’appareil d’Etat » sa bureaucratie et représentation suffisante à l’égard des classes opprimées.

ss) http://la-sociale.viabloga.com/news/la-republique-sociale-un-maillon-necessaire-pour-repenser-l-emancipation

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